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Horlogerie

Montres : Raketa, l’artisanat horloger à l’heure russe

Horlogerie

Installée dans l’agglomération de Saint-Pétersbourg depuis 1721, cette manufacture est l’entreprise la plus ancienne de Russie. Leader dans son pays jusqu’à l’éclatement de l’URSS, la marque est quasiment repartie de zéro. Les montres qui sortent aujourd’hui de ses ateliers redonnent tout son sens à l’artisanat horloger.

Etrange paradoxe que la situation du fabricant de montres Raketa. Héritière directe de la manufacture impériale de Peterhof, fondée en 1721 dans l’agglomération de Saint-Pétersbourg selon la volonté de Pierre le Grand, cette marque horlogère régna presque sans partage sur l’horlogerie soviétique jusqu’en 1991. Mais l’entreprise la plus ancienne du pays n’a pas résisté à la dissolution de l’URSS, et si son nom reste connu aujourd’hui dans toute la Russie, bien peu de ses habitants portent encore une montre Raketa au poignet. Comme s’il fallait faire table rase du passé, et que seuls les garde-temps étrangers étaient désormais dignes d’intérêt.

Pourtant, c’est en découvrant l’histoire de cette manufacture, il y a une dizaine d’années, que le Français d’origine russe Jacques von Polier décide d’y investir avec un associé, David Henderson-Stewart, un Néo-Zélandais issu de la noblesse russe, pour l’aider à sortir de sa torpeur…

Montres Raketa, un symbole impérial puis soviétique

Pour Raketa, tout commence donc il y a bientôt trois cents ans sur les bords de la mer Baltique. Pour donner à la ville impériale en plein essor le lustre qu’il souhaite, l’empereur ordonne la création d’une fabrique dédiée à la taille de pierres décoratives, du marbre au diamant. Au fil du temps, ses ateliers participent à la construction de cathédrales, de palais et de monuments grandioses, ainsi qu’à la fabrication de bijoux somptueux.

C’est à partir du travail des matériaux nobles que va se tisser un lien avec l’horlogerie. En 1938, la manufacture ajoute à ses savoir-faire la production de rubis, indispensables au fonctionnement des mouvements horlogers. Et si Pierre le Grand fut le père fondateur de la manufacture impériale de Peterhof, c’est le Kremlin qui lui donne une nouvelle impulsion majeure en 1945. Cette année-là, Moscou décide en effet de lancer une marque horlogère pour célébrer la fin de la guerre baptisée Pobeda (« victoire », en russe).

Fortement liée à l’histoire de son pays, l’ancienne fabrique impériale crée une seconde marque en 1961 – baptisée Raketa (« fusée ») – pour marquer cette fois l’exploit de Youri Gagarine, premier homme à effectuer un vol dans l’espace. Les trois décennies suivantes voient l’entreprise se développer sur une très grande échelle, produisant notamment des montres destinées à accompagner les cosmonautes, les explorateurs polaires, les athlètes olympiques, les marins, les sous-mariniers, les aviateurs, etc.

Un tel foisonnement vaut à Raketa la reconnaissance de l’Etat, qui lui attribue en 1971 l’ordre du Drapeau rouge du travail, l’une des plus hautes décorations civiles soviétiques. Dans la ville de Peterhof – nommée Petrodvorests entre 1944 et 1997 –, Raketa prend de l’ampleur, faisant de la manufacture un véritable géant industriel sur le mode soviétique, c’est-à-dire avec ses commerces, ses structures scolaires, son hôpital, son stade, ses équipes sportives, son orchestre symphonique et même un hymne composé à la gloire de l’entreprise.

Dans les ateliers, une chorale d’ouvrières chante à nouveau l’hymne de la manufacture.
Dans les ateliers, une chorale d’ouvrières chante à nouveau l’hymne de la manufacture. DR

« L’aurore est à peine éclose, mais pour un travail grandiose, tu es déjà sur le pied de guerre, notre chère manufacture horlogère. Notre personnel est merveilleux, fait de maîtres horlogers très soigneux, de ceux auxquels on dédie des hymnes, des vers et des chants qui résonnent au couchant… » Jusqu’en 1991, les 8 000 employés de Raketa produisent 6 millions de montres par an, vendues localement, mais aussi exportées dans 38 pays. Et pas moins de 3 000 modèles différents sont créés.

Sauvetage en 2011

La dissolution de l’URSS, puis l’effondrement de l’économie qui s’ensuit sonnent le glas de l’entreprise. L’activité diminue progressivement, il ne reste bientôt plus qu’une poignée d’horlogers et de techniciens. Avant que l’usine ne soit rasée, une vingtaine de fidèles, conduits par leur directeur, Anatoly Cherdantsev, déménagent le plus de machines possible et se réinstallent dans un petit bâtiment voisin.

Dans des ateliers dépourvus de chauffage, par une température de – 10 °C, les mains protégées par des gants, les derniers irréductibles continuent d’assembler des mouvements et de maintenir l’activité de Raketa. C’est en 2011 que Jacques von Polier et son associé décident de participer au sauvetage de la marque.

Le projet consiste à réorganiser la production, à améliorer les standards de qualité, tout en misant sur les antiques, mais inusables, machines permettant de fabriquer la totalité des composants. Et, surtout, en préservant le savoir-faire artisanal des équipes, ainsi que l’âme de l’entreprise. Anatoly Cherdantsev reste aux commandes, entouré des anciens qui, peu à peu, commencent à former de nouveaux collaborateurs. Puis l’équipe est rejointe par un horloger français globe- trotter, Xavier Giraudet. La tentative de relance de Raketa va trouver un écho favorable auprès de personnalités comme Natalia Vodianova, Sergueï Krikaliov ou Emir Kusturica.

L’ actrice-mannequin a dessiné une montre féminine (Zvezda), le cosmonaute a participé à la conception d’un modèle spatial (Baïkonur), et le cinéaste a signé un cadran animé par des aiguilles circulaires et triangulaires (Avant-garde). En 2014, un nouveau calibre automatique, Raketa-Avtomat, est conçu pour animer l’ensemble des modèles des différentes collections : montres d’aviation, de marine, d’exploration, de plongée, mais aussi astronomiques, classiques ou d’avant-garde.

Les modèles Russian Code, Baïkonour, Avant-Garde et Polar.
Les modèles Russian Code, Baïkonour, Avant-Garde et Polar. DR

Les ambitions internationales des montres Raketa

En 2019, 5 500 montres sont sorties des ateliers où travaillent une centaine de personnes et Raketa vise désormais un essor international. « Par rapport à ce dont nous disposions au début, seulement 10 % de nos équipements sont récents, mais 99 % des process ont été revus en fonction des standards de précision que nous voulions atteindre », explique David Henderson-Stewart, qui peut compter sur plusieurs modèles phares pour faire parler de sa marque.

A commencer par l’étonnante Russian Code, dont le mécanisme a été fabriqué spécialement pour permettre aux aiguilles de tourner à l’envers sur un cadran où les chiffres 3 et 9 ont interverti leur place. Comme pour remonter le temps.

Fin février, Raketa a annoncé la réédition en série limitée de 200 exemplaires d’un modèle emblématique lancé il y a cinquante ans, doté d’un affichage 24 heures, destiné alors à accompagner une mission d’exploration polaire soviétique.

A elle seule, la Polar résume l’histoire de Raketa, sa résilience et sa dimension humaine : en 1970, une jeune femme ingénieur a participé à la création de cette montre. Un demi-siècle plus tard, Ludmila Yakovlena, 85 ans, toujours fidèle au poste et véritable mémoire de la maison, a dirigé l’équipe chargée de relancer la fabrication du mouvement 24 heures à remontage manuel et de rééditer le modèle.

Ludmila Yakovlena, 85 ans, fidèle au poste et véritable mémoire de la maison.
Ludmila Yakovlena, 85 ans, fidèle au poste et véritable mémoire de la maison. DR

« La Russie est un rébus enveloppé de mystère au sein d’une énigme », affirmait Churchill. A l’évidence, l’histoire de Raketa, sa naissance, son essor, son anéantissement, puis sa renaissance ont quelque chose d’unique. « C’était un projet bien plus émotionnel que rationnel », admet aujourd’hui David Henderson-Stewart qui, en plus de Raketa, tisse un lien avec le passé en produisant chaque année quelques pièces très haut de gamme. Des montres ornées de pierres précieuses, portant la signature manufacture impériale de Peterhof. Et dans les ateliers, une chorale d’ouvrières chante à nouveau l’hymne de la manufacture…


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