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Rencontre avec Kai-Fu Lee, le gourou de l’intelligence artificielle chinoise
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The Good Business

Rencontre avec Kai-Fu Lee, le gourou de l’intelligence artificielle chinoise

The Good Business

Dans la catégorie des personnalités stars de la tech, Kai-Fu Lee est sans équivalent. Pur produit de la Silicon Valley, passé chez Apple, Microsoft et Google, ce Taïwanais de 57 ans sévit désormais à Pékin, où il a su s’attirer les bonnes grâces du gouvernement chinois pour développer son fonds de capital-risque. Avec l’émergence de l’intelligence artificielle, il pronostique des mutations économiques majeures. Interview exclusive The Good Life.

Kai-Fu Lee est en mission. Depuis deux ans, le patron de Sinovation Ventures prêche les vertus de l’écosystème numérique chinois. Son arme ? Un best-seller traduit en une dizaine de langues. Ce dernier vient de paraître en France sous le titre I.A. La Plus Grande Mutation de l’histoire (Les Arènes). Son argument majeur ? Le développement de l’intelligence artificielle serait une percée comparable à l’invention de l’électricité. Mieux, elle serait en passe de bouleverser la structure du marché du travail, et donc l’économie mondiale, avec la Chine dans le premier rôle.

Inconnu du grand public, ce Taïwanais, qui a grandi aux Etats-Unis, jouit d’un important crédit dans l’univers de la tech. Une crédibilité glanée au fil d’une carrière remarquable. En effet, recruté par Apple en 1990, après des études brillantes, pour développer un système de reconnaissance vocale, il se fait définitivement un nom en entrant chez Microsoft en 1998. Là, il est catapulté en Chine et crée ce qui va devenir l’un des laboratoires de recherche informatique les plus influents d’Asie.

Kai-Fu Lee a reçu The Good Life dans les bureaux de son fonds d’investissement en capital‑risque Sinovations Ventures, situés à Pékin, dans le quartier de Zhongguancun, la Silicon Valley chinoise.
Kai-Fu Lee a reçu The Good Life dans les bureaux de son fonds d’investissement en capital‑risque Sinovations Ventures, situés à Pékin, dans le quartier de Zhongguancun, la Silicon Valley chinoise. Giulia Marchi

Le Professeur

En 2005, c’est un troisième GAFA qui le débauche. Nommé président de Google China, dans un contexte à la Mission : Impossible, Kai-Fu Lee assure un tour de garde plus qu’honorable, faisant gagner de précieuses parts de marché. Avant de se retirer en 2009 pour lancer son groupe, devenu en dix ans un géant chinois du capital-risque qui pèse 1,5 milliard d’euros.

Depuis sa prise d’indépendance avec la Silicon Valley, celui que ses 50 millions de fans sur Weibo (le Twitter chinois) aiment appeler « le Professeur » donne toute la mesure de sa vision. Il est ainsi toujours sur une ligne de crête où il dénonce les ravages à venir causés par la technologie, tout en s’en ­faisant le héraut. Kai-Fu Lee est devenu le « poster boy » de la Chine. Ecouté à l’étranger, et suffisamment proche du pouvoir central pour suggérer des orientations économiques à l’oreille des preneurs de décisions.

Kai-Fu Lee.
Kai-Fu Lee. Giulia Marchi

Si son discours exige d’être pondéré – il se drape des atours d’un instrument de soft power au service de l’hyperlibéralisme autoritaire de l’Etat chinois –, ses commentaires et son livre n’en ouvrent pas moins une fenêtre fascinante sur un écosystème technologique aussi impressionnant que méconnu. Offrant aussi une plongée rare dans la psyché d’une génération d’entrepreneurs redoutables.


L’interview The Good Life de Kai-Fu Lee

Kai-Fu Lee.
Kai-Fu Lee. Giulia Marchi

The Good Life: Nous sommes à Pékin, dans le quartier de Zhongguancun. On le décrit comme la Silicon Valley chinoise. Racontez-nous ce qu’il s’y passe, et en quoi cela diffère-t-il de la version californienne ?
Kai-Fu Lee : Il y a vingt ans, le quartier ressemblait plus à celui d’Akihabara, à Tokyo. Ce bureau où nous sommes aujourd’hui était un centre commercial où l’on vendait du matériel électronique. Désireux de transformer le quartier, le gouvernement de Pékin a mis en place des subventions pour aider les entrepreneurs et les investisseurs.

Zhongguancun a été en partie modelé comme la Silicon Valley : il y a deux universités de pointe, des investisseurs en capital-risque, des entrepreneurs, et des générations qui échangent leur savoir. Le style entrepreneurial, en revanche, est différent. Les entrepreneurs chinois se font généralement tout seuls, sur la base d’un ADN mêlant personnalité, culture et croyances. Avec ces leaders seuls en haut de la hiérarchie, les décisions sont prises plus rapidement.

Les « gladiateurs » de l’économie chinoise

Ce sont aussi des compétiteurs féroces. La Chine est un marché gigantesque. Il y a une centaine de villes de plus de 2 millions d’habitants. Si vous triomphez dans une ville, vous pouvez ainsi potentiellement construire une entreprise cent fois plus grosse en conquérant de nouveaux territoires. Et toucher plus de 1 milliard d’utilisateurs. Le développement de nouveaux produits et l’adoption par les utilisateurs sont très rapides, et les levées de fonds énormes. Ici domine la règle du « winner takes it all ». Et quand vous remportez un domaine, vous en attaquez un nouveau. C’est un environnement très brutal pour les entrepreneurs.

Le Bureau de Sinovation Ventures.
Le Bureau de Sinovation Ventures. Giulia Marchi

TGL : Vous les surnommez « les gladiateurs »…
K.-F. L. : Absolument. Ces entrepreneurs ne sont jamais satisfaits. Ils veulent toujours plus. Des entreprises énormes se sont formées, engendrant des plates-formes de grande valeur pour le consommateur. Contrairement à l’Europe, où il y a beaucoup de petites applications, il y a ici des « super-app », que nous utilisons énormément, et pour tout : WeChat, par exemple, pour le social, le contenu, et les services de proximité, ou Meituan, pour la nourriture et le divertissement. L’expérience utilisateur est centrée autour de ces super-app.

Les Etats-Unis sont très modernes, et la Silicon Valley est le leader mondial, mais elle est encore habitée par la croyance que les monopoles seraient mauvais, parce qu’ils tendraient à abuser de leur pouvoir, à devenir complaisants et moins innovants. La Chine, sans le vouloir, a démontré que les quasi-monopoles ne sont pas si mauvais, dès lors que des vagues technologiques déferlent assez rapidement pour que des challengers débarquent constamment avec de nouvelles idées.

« Les monopoles ne sont pas si agréables  »

Aujourd’hui, il y a dans le panorama une poignée de mastodontes qui pèsent dans les 500 milliards de dollars, un certain nombre de petits géants qui valent autour de 50 milliards de dollars, et des tonnes de licornes [des start-up valorisées à plus de 1 milliard de dollars, NDLR], affamées, qui n’attendent que de manger la pitance du voisin. Vous avez toujours cette pression de nouvelles start-up qui cherchent à utiliser de nouvelles technologies pour vous disrupter. Et donc, les monopoles ne sont pas si agréables. Parfois, ils sont même brisés. Pour résumer, en dépit d’une structure similaire à la Silicon Valley, la dynamique de concurrence et la plus-value pour les utilisateurs sont différentes.

Le quartier de Zhongguancun.
Le quartier de Zhongguancun. Giulia Marchi

TGL : Pour compléter le tableau, ces trois dernières années, une fièvre de l’intelligence artificielle s’est emparée de la Chine
K.-F. L. : L’intelligence artificielle était un sujet académique plutôt populaire depuis un moment. J’ai la chance d’avoir été l’un des catalyseurs de son introduction en Chine à partir de 1998, lorsque j’ai créé Microsoft Research China. On travaillait, entre autres, sur de la reconnaissance vocale, de la traduction informatique, et de la computer vision, bien avant que ce soit à la mode. Cela a permis de former près de 5 000 personnes sur les vingt dernières années, qui sont devenues les primo-chercheurs chinois en IA.

Quand l’IA gagne au jeu de go…

Certains ont monté des entreprises, fabriqué des produits, écrit des articles. Ils ont ouvert la voie, de la même façon qu’en 1956 la conférence de Dartmouth a été l’événement fondateur dans le domaine de l’IA aux Etats-Unis. Mais le moment qui a eu un vrai impact pour l’individu lambda, et qui a fait comprendre au gouvernement que c’était un domaine particulièrement important, c’est lorsque AlphaGo a battu Lee Sedol, le grand maître coréen, il y a trois ans.

Les experts prédisaient que des machines n’arriveraient pas à battre des champions humains de go avant une vingtaine d’années. Qu’une machine gagne aux dames ou aux échecs, à la limite, ok, mais au go… C’est un jeu qui a été inventé par les Chinois. Ils en sont très fiers. Il y avait cette croyance qu’être un grand joueur est un signe d’intelligence humaine, que ce n’était pas que du calcul, mais aussi de la stratégie, de la manœuvre, de l’intuitivité… Voir une machine fabriquée par des étrangers l’emporter a généré une onde de choc qui a réveillé tout le pays.

Les employés de Sinovation Ventures.
Les employés de Sinovation Ventures. Giulia Marchi

Retrouvez la suite de l’interview de Kai-Fu Lee dans le N°41 de The Good Life, actuellement en kiosque.


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