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Lisbonne
Le Miradouro das Portas do Sol offre une vue spectaculaire sur Lisbonne.
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Gastronomie : Lisbonne, table ouverte !

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Avec plus de 7 000 restaurants, la capitale du Portugal ne saurait se résumer à la morue et aux sardines grillées. Comme toutes les villes ralenties par une lourde histoire, soudainement l’air frais arrive, les fenêtres s’ouvrent et Lisbonne offre une vraie scène gastronomique avec, déjà, les gimmicks lassants de la mode (Pérou, menu dégustation), mais aussi avec vigueur, caractère et surtout saveurs.

Les restaurants sont comme les adolescents. Ils sont capables de parler fort courtoisement à leurs parents et s’entretenir en termes de racaille avec leurs amis. À Lisbonne, c’est un peu comme cela. Il y a la belle devanture idéalisant une scène gastronomique parfaite, ingénieuse et locavore. Et puis, il y a une réalité plus triviale, mais tout aussi réjouissante. Car la capitale du Portugal a l’immense avantage d’offrir une copie quasiment blanche, ouverte et décomplexée.

Mieux encore, depuis que les valeurs traditionnelles du vieux monde s’effritent de partout, Lisbonne a la chance d’avoir du soleil, des plages, de la défiscalisation et une ondée rafraîchissante d’influences New Age. On accourt de la terre entière (Hong Kong, Los Angeles, Londres, Paris…) en tribus, bandes, communautés, avec la Golden Visa pour gentrifier le centre de la ville. Ces hippies chic au teint abricot réclament déjà leur eau Fiji, la dolce vita, le spritz vespéral, le kombucha et les amandes de NoLIta, à Manhattan… Résultat : la table vibre, progresse, sourit avec une nouvelle génération habile, délurée, loin du cliché du bacalhau (morue) vous desséchant le bec et les patates faisant le guet au coin de l’assiette. Pourtant, il faudrait commencer par là, précisément, histoire de savourer l’amplitude de la ville.

Ambiance sixities, enfilade de tabourets, comptoir en bois verni et assiettes portuguaises, le Galeto mérite le détour.
Ambiance sixities, enfilade de tabourets, comptoir en bois verni et assiettes portuguaises, le Galeto mérite le détour. yann stofer

Ce dimanche midi, au restaurant Galeto, avenida da República, dans le nord de la ville, la salle est comble. Savamment dispersé dans un labyrinthe de comptoirs, abritant ses 160 couverts, cet espace conçu dans les années 60 vibre d’un appétit déterminé. Le bacalhau s’impose à la verticale. Quatre petites pommes de terre ponctuent l’assiette. De partout, des solitaires, des familles, des couples extraits de leurs draps, des p’tits vieux, des esseulés. C’est magnifique de vie. Le service sinue dans les entrelacs, on sauce, on réclame. C’est Lisbonne dans sa joie de vie, ses physionomies enrobées, mais si sages, car, ici, chose fondamentale : on est latin. Pas méditerranéen. « Cela veut dire, s’exclame Carlos, un gourmand déclaré, qu’on est respectueux, droit, carré. » La veille, en sa compagnie, dans un autre restaurant lisboète, Magano : même entrain gourmand, des tables solides, prêtes à affronter la tempête, cuisine droite, carrée, respectueuse elle aussi ; des intitulés, reprenant les recettes de naguère sans sourciller : agneau au pain, soupe de pourpier, bacalhau…

Magano, l’une des meilleures tables classiques de la ville.
Magano, l’une des meilleures tables classiques de la ville. yann stofer

Se joue alors une autre musique dans des restaurants plus contemporains. Vous verrez tout de suite cela à la composition des cartes. Fini les vocables partagés par tous, le chef, cette fois-ci, se met à « slasher » les ingrédients. Il les juxtapose en espérant trouver la formule ­magique, y glisser son ego. C’est souvent très bon, comme au Prado, encensé par tout le monde. Des merveilles de saveurs aiguës, tapant au cœur de la raquette : asperges/anguilles/kumquat ou encore écrasé de butternut/whey (c’est une protéine)/beurre noisette. Le savoureux paradoxe d’António Galapito réside dans un « toucher » extrêmement doux alors que les saveurs partent en flèche. Il tient sans doute cela de son passage dans les grands restaurants londoniens, une prononciation British (l’une des composantes de Lisbonne), le travail des textures. La salle de Prado est à son image : colorée, haute de plafond, pas du tout intimidante : « Vous dites que je fais une cuisine bienveillante ? Ah bon. J’aime simplement cuisiner. »

Des plats batailleurs

Un peu plus haut, au détour d’un looping de la ville se tient une autre table, la Taberna do Calhau. La clientèle encore rincée de la montée des ruelles est venue en découdre autour d’une cuisine spontanée, traditionnelle, mais bigrement actuelle. Leopoldo Garcia Calhau, le chef, un géant bouclé au visage habité arrive en retard. Un peu sonné. Et pour cause, il vient d’être déposé par un taxi à la suite d’un accident de voiture. Il file tout droit en cuisine pour dresser des plats batailleurs comme cette épaule de porc avec une marinade alentejana, une province du Portugal, son pays. On ne sait pas si elle fut inspirée de son accident, mais, question collision, c’est quelque chose. Il y a bien une quarantaine d’ingrédients dont du cidre, de la bière, du miel, du whisky qui en fait une bombe couronnée d’une herbe ravageuse, le pennyroyal, sorte de menthe infréquentable qui ravage joliment le plat.De partout des à-coups, ondulant plaisamment en fonction de la clientèle comme au Cafeh Tehran.

Leopoldo Garcia Calhau, chef authentique de la Taberna do Calhau.
Leopoldo Garcia Calhau, chef authentique de la Taberna do Calhau. yann stofer

Accélérations et clichés

À l’heure de l’apéro, de jolies mamans (souvent francophones) viennent renoncer devant un verre de rosé pendant que leur progéniture, habillée avec soin, s’en va jouer dans le jardin mitoyen : salades chamarrées, mousse de betterave, quelques tempuras avec un soleil couchant sur des carnations radieuses. C’est également cela Lisbonne : ses ondulations civilisées, ses couples métissés, la renaissance New Age… Dans cette accélération raisonnée, la scène gastronomique n’échappe pas aux clichés suivistes, reprenant en cela les gimmicks qui font florès dans les villes éclairées. Place à la vogue péruvienne reprise, ici, par un chef de la télé-réalité qui envoie un ceviche surcoté et sans guère d’intérêt.

L’architecture si typique de Lisbonne.
L’architecture si typique de Lisbonne. yann stofer

La scène gastronomique s’inspire des nuits lisboètes, elle peut se ­déclencher ­partout, sans véritablement d’heures. Ce peut être aussi bien dans un angle de rue, comme rua da Madalena, au Bifanas do Afonso. Au menu, pas compliqué, c’est monosyllabique : un petit pain frais encore tiède avec, glissées dedans, des lamelles de porc. C’est bon, expéditif. On mord dedans comme une ribambelle de touristes faisant, comme précédemment, leurs chenilles processionnaires. Mieux vaut alors faire la ville, entrer dans ses contre-pieds, marcher à s’épuiser. S’arrêter lorsqu’un café vous offre son ombre et sa noirceur, un glacier (chez Nannarella), son onctuosité. Tenter de décrocher une table dans des adresses pétillantes : Taberna da Rua das Flores, Da Noi…

Apprenez le petit matin, lorsque tout est frais : les Pastéis de nata, ces petits feuilletés à la vanille crémeuse, les ruelles et les quais. Apprenez l’amplitude d’une ville dingue de ce qu’elle allait chercher ailleurs, cette fameuse morue pêchée à l’autre bout du monde : Terre-Neuve. En connaissez-vous, des pays qui s’en vont quérir ainsi leur pain quotidien ? D’où sans doute cette fameuse saudade nourrie de l’absence, de l’éloignement et, parfois, de ceux qui ne revenaient jamais. Régulièrement, vous en venez à chercher, dans les plats, ce voile étrange qui habille le regard des Lisboètes. Poser la question vous renvoie à vos propres interrogations. « S’il y a de la saudade dans ma cuisine ? s’interroge António Galapito, le chef du Prado. Non ! Moi je serais plutôt primitif, pas romantique. Ou alors, finit-il par concéder, ce serait des légumes, des fruits que nous attendons et qui nous manquent. »

António Galapito, chef du Prado, sublime la gastronomie portuguaise.
António Galapito, chef du Prado, sublime la gastronomie portuguaise. yann stofer

La nouvelle Lisbonne

La saison des asperges s’en va-t-elle, que nous éprouvons cette mélancolie. Celui d’une future absence, mais également cet exil du temps, le trouble des voyages. Celui que firent les Portugais vers le Japon. Ils y apportèrent les tempuras, en revinrent avec le yuzu. Il pousse maintenant au Portugal. Parfois, les langues semblent se mélanger, « obrigado »/« arigato ». C’est également cela le nouveau Lisbonne bénéficiant de ses lenteurs. Alors que le pays voisin, la détestée Espagne, s’engouffrait puissamment dans la culture intensive à coup de pesticides, le Portugal voyait, un peu désabusé, fuser ce pays trop prodigue, insolent de sa liberté retrouvée.

Chafariz das Moiras, quartier d’Alfama.
Chafariz das Moiras, quartier d’Alfama. yann stofer

Aujourd’hui, la table portugaise est naturellement locavore, écoresponsable. Son retard devient une vertu. Il suffit de visiter l’impressionnant Ritz, construit sous la dictature de Salazar, il resplendit aujourd’hui d’une modernité insolente avec ses espaces majestueux, ses lampes années 50, ses salles de banquet. Il peut même jouer une modernité appliquée comme en son restaurant Cura. Sur le toit de l’hôtel, on a même pu tracer une piste d’athlétisme dont le bleuté tutoie l’azur du ciel. C’est un peu cela Lisbonne, une trace nouvelle, débarrassée du temps.

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