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La fusée Soyouz
La fusée Soyouz est un lanceur dont la conception remonte aux années 60, en pleine guerre froide. Elle a servi aussi bien pour lancer des vaisseaux habités que pour placer des satellites en orbite basse. Soyouz est encore utilisée aujourd’hui, notamment pour mettre en orbite les équipages de la Station Spatiale Internationale (ISS).
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Voyage

La nostalgie de Baïkonour

Voyage

Depuis le cœur du Kazakhstan, des cosmonautes partent encore pour l’espace. Le fantôme de Gagarine et ceux de tous les héros du cosmos, célèbres ou anonymes, hantent la mythique base russe. Le décollage d’une fusée ne se conçoit pas sans avoir accompli d’étranges rites pour leur rendre hommage. Tandis que Baïkonour décline lentement vers une fin annoncée.

« Alors camarade malienkiy tchélaviek, toi aussi, tu vas décoller de Baïkonour ? » Mes yeux flottaient dans la vodka comme deux bulles dans un niveau. Pourtant, l’image qu’ils renvoyaient à mon cerveau était on ne peut plus nette. Au centre de la chambre, il y avait un homme jeune, taille jockey, qui me souriait. Il était vêtu d’un scaphandre orange, son regard était bleu, son visage aux pommettes saillantes enserré dans un casque sphérique blanc sur lequel était frappé en lettres rouges : CCCP. Aucun doute, c’était lui. « Natalia… Natalia ! Réveille-toi ! Là, dans la chambre… Gagarine ! » Grognement d’ourse russe dérangée dans son hibernation. « Tu es saoul et tu racontes n’importe quoi. Rendormir toi, dourak ! » Hier après-midi, à Paris, devant les caméras du monde entier, l’Agence spatiale européenne avait annoncé ma sélection dans le corps des astronautes. Un rêve d’enfant réalisé après des années de maths, de privations, d’abstinence et d’eau minérale. Alors, après les salamalecs officiels, nous étions un petit groupe à avoir fêté ça très tard dans un restaurant russe près de l’église orthodoxe de la rue Daru. Compatissante, Natalia, une jolie blonde aux yeux verts de chez Roscosmos (l’agence spatiale russe) avait accepté de me raccompagner chez moi.

L’apparition s’anima. « Eh ! oui c’est moi, le cosmonaute numéro 1… Baïkonour, de mon temps, c’était un secret bien gardé. A vrai dire, c’était même un gros bobard. La ville de Baïkonour existe bien, mais elle est à 400 kilomètres au nord-est du cosmodrome. Une ruse de nos chers dirigeants pour tromper l’Occident. Seuls les U2 des Yankees avaient pu nous repérer en volant à très haute altitude. Faut dire qu’en 1955, on était en pleine guerre froide. Alors, on avait vraiment choisi le trou du cul du monde pour lancer discrètement nos fusées. Imagine, à plus de trois heures de vol de Moscou, au milieu de ce qui est le Kazakhstan aujourd’hui : rien qu’une steppe pelée, avec pour seule compagnie les aigles, les serpents et les sousliks, les putains d’écureuils du coin, qui te mordent jusqu’au sang et qui sapent le sol de leurs galeries. Quarante degrés au-dessus de zéro l’été, quarante en dessous l’hiver. Figure-toi un complexe immense, de 80 kilomètres par 120. Treize pas de tir, quatre usines pour alimenter les fusées en carburant, 1 200 ­kilomètres de routes et 500 kilomètres de rails de chemin de fer ! Et des hangars, et des bunkers, et des bâtiments si secrets que personne ne saura jamais ce qu’ils cachaient Tout ça construit par plusieurs milliers de jeunes soldats du génie arrachés à leur cher Moscou, de vrais forçats. Ils chantaient cette chanson pour se donner du courage. Ecoute : “Nous avons ouvert une voie vers l’Univers / Tout ce terrain / Est l’œuvre de nos mains / Les flèches de nos grues s’élancent vers les nuées.”

Quand tu penses à ce que Baïkonour est devenu ! Maintenant, c’est rouillé, déglingué, à l’abandon, on dirait comme soufflé par l’apocalypse nucléaire que vous promettait Krouchtchev. Et à 30 kilomètres de la base, tu trouveras ce qu’il reste de Leninsk, une ville de béton pur soviétique, où les tuyaux d’irrigation courent à l’air libre. Ici, on vit, on dort, on mange, on pense espace, il n’y a rien d’autre à faire. C’est là que le 12 avril 1961, à 5 heures et demie du matin, j’ai quitté ma petite maison de bois pour aller au pas de tir. La veille, j’avais planté un arbre. Tu le verras dans le jardin des cosmonautes quand tu iras planter le tien, tu ne peux pas le rater, le mien c’est le plus gros. C’est là que tu pourras te promener avec ta famille avant le vol, mais attention, interdiction de se toucher pour ne pas attraper de maladie. Un peu triste, non ? Nous, à l’époque, nous n’avions pas le droit d’avoir des sentiments. Toi, tu seras un peu mieux traité. Tu logeras à l’hôtel Cosmonaute, et tu auras même droit à un film la veille du départ. Depuis 1970, c’est toujours le même : Bieloyé Solnsé Poustini, Le Soleil blanc du désert. C’est un « eastern », un western de chez nous, quoi… L’histoire d’un soldat russe chargé de protéger le harem d’un chef de guerre pendant que son épouse s’ennuie à la maison. Et puis, le jour du départ, tu écriras ton nom sur la porte de ta chambre. Ça aussi, ça fait partie des traditions.

Après, direction le pas de tir. J’ai eu une envie pressante. J’ai fait arrêter le bus et j’ai pissé contre l’une des roues. Enfin, c’est ce que dit la légende… Depuis, tous les astronautes qui décollent de Baïkonour font pareil, envie ou pas. La lumière du petit matin était douce, je me sentais en pleine forme. On m’a installé dans le vaisseau Vostok, on a refermé la porte et je me suis retrouvé seul dans la coiffe de la fusée. Tu t’imagines avec 300 tonnes de kérosène et d’oxygène liquide sous les fesses ? Tu feras pas le malin ! Enfin, les moteurs se mettent en marche, les bras qui maintiennent la fusée s’écartent, et la fusée s’arrache du sol. Plutôt mollement, à vrai dire, alors que je m’attendais à une furieuse accélération.

« C’est à Baïkonour que, pour la première fois, un être humain s’est arraché à sa condition de terrien pour aller découvrir l’espace »

Du coup, j’étais un peu décontenancé. J’ai simplement crié : “Payérhali !” C’est parti ! Vulgaire, non ? Pas comme ce poseur d’Armstrong avec son “grand pas pour l’Humanité”. Et pourtant, c’était la vérité nue, malienkiy tchélaviek. C’est à Baïkonour que, pour la première fois, un être humain s’est arraché à sa condition de terrien pour aller découvrir l’espace. Et cet humain, c’était moi. Quatre ans après le Spoutnik – un coup de propagande fumant, quand même, cette petite boule d’inox qui faisait “bip-bip” ! Et c’est au même endroit, sur un immense pas de tir en béton tout fissuré et envahi par les herbes que tu vas décoller cinquante ans plus tard. Avant, tu verras d’autres choses qui vont te faire frémir. Le planton qui fume sa clope tout près des tuyères de la fusée, la mise à feu qui se fait en tournant une clé dans un vieux tableau de contrôle plein de boutons en bakélite… Ne t’inquiète pas. C’est russe, c’est moche, mais ça marche ! Soyouz, c’est la fusée la plus fiable du monde, elle l’a prouvé presque 1 800 fois.

En tout cas, c’est sûr, ta vie va changer. Mais pas autant que la mienne… A 27 ans, je suis devenu le parfait héros communiste. Alors j’ai eu droit à un triomphe à Moscou, et puis on m’a fait faire la tournée des grands-ducs, j’ai serré la pince de la reine d’Angleterre, de ­Castro, de Nehru… Et pour humilier un peu plus les ­Yankees, mes camarades ont très vite pris le relais. Tiens, par exemple, Valentina Terechkova, qui a décollé de Baïkonour le 16 juin 1963. Son nom de code, c’était : “la Mouette”. Tchékhovien, non ? On nous a photographiés ensemble. Pour un peu, on nous aurait mariés, hé, hé… L’ouvrier et la kolkhozienne de l’espace, quelle belle et édifiante histoire ! En fait, c’était moi, le kolkhozien, avec mes origines paysannes. Sur la photo, elle me regarde d’un air ironique, elle n’était pas dupe. Sa carrière de cosmonaute était déjà finie. Elle a eu le mal de l’espace pendant les trois jours de son vol. Du coup, le grand ingénieur Korolev, celui qui a conçu mon vaisseau Vostok, a dit : “L’espace, c’est pas fait pour les nanas.” Je suis sûr qu’il a tort, mais il n’y a plus eu de femme cosmonaute pendant vingt ans. Va donc au musée de l’espace à Leninsk : il conserve tous nos souvenirs. Valentina y est revenue une fois, elle a revu nos photos sur les badges d’accès au pas de tir et elle a dit : “Comme nous étions jeunes !” Mon très cher ami Alexeï Leonov aussi, qui peint de si belles aquarelles. Lui, il a fait la première sortie dans l’espace, le 18 mars 1965. Au moment de rentrer dans le vaisseau, il ne passait pas la porte, il a dû dégonfler son scaphandre pour y parvenir, au risque de mourir asphyxié.

Il y a quelque chose que tu dois savoir, malienkiy tchélaviek. Nous prenions des risques énormes. Baïkonour, c’est Baal, il lui faut son lot de sacrifices humains. Tout ça, les accidents, les morts anonymes, vous ne l’avez pas su. Le 24 octobre est maudit. Ce jour, en 1960 et 1964, deux fusées militaires ont explosé sur leur pas de tir, 174 ­camarades sont morts et depuis, on ne tire jamais à cette date. On leur a dressé des monuments dans la ville. A Leninsk, il y en a plein à la gloire des héros de l’espace, tu n’en verras nulle part autant. Sur la place Lénine, le bras de bronze de la statue de Vladimir Illitch montre la Lune. Les imbéciles ont regardé le doigt. Nous aurions pu aller sur la Lune comme les Yankees. Mais il y avait des luttes de pouvoir entre nos ingénieurs, quand Kennedy parlait d’une seule voix. Ils ont fait la Saturn, on a fait la N1, un monstre de fusée trop compliqué pour marcher. Tu verras les ferrailles de son pas de tir, les ingénieurs sont morts depuis longtemps.

Moi, je devais être du premier équipage, avec Leonov et Komarov. De toute façon, le sort en a décidé autrement le 27 mars 1968. J’étais à l’entraînement quand mon Mig 15 est parti en vrille. Héros pour l’éternité ! On a même baptisé des jardins publics à mon nom dans ton pays, quelle blague ! Regarde mon buste à Leninsk, près du musée. Tu ne trouves pas que j’ai l’air buté ? Non, je ne suis pas mort. Parce que tous les astronautes qui ont depuis décollé de Baïkonour font leurs dévotions à ma mémoire, avec tous ces rites superstitieux. Ils sont devenus mes chamanes. Comme ces femmes couvertes de bijoux dont on trouve parfois les corps ­momifiés dans la steppe, qui parlaient autrefois aux morts pour que les vivants ne sombrent pas dans la folie. Mon esprit vit à travers eux et je vois tout…

Je vois qu’au début des années 80, Baïkonour était au sommet de sa gloire. On construisait la station Mir. Avec nos fusées Proton et Soyouz, on lançait des morceaux de station, des cosmonautes, des satellites-espions. Jusqu’à trois tirs par jour ! Leninsk était une ruche de 120 000 habitants dévoués corps et âme à la conquête spatiale. Ils ne sont plus que 20 000 aujourd’hui. Et notre fierté, Bourane, notre navette spatiale ! Pour sûr, Brejnev avait voulu concurrencer celle des Yankees. Mais quel gâchis ! Elle n’a volé qu’une seule fois sans pilote, en 1988. Après la chute de l’Union soviétique, on l’a mise en cale sèche à Baïkonour. En 2002, le toit de son hangar s’est effondré sur elle. Depuis, on la cache, comme un symbole honteux de notre déclin. Elle décollait sur le dos d’Energia, une fusée capable d’emporter 100 tonnes sur orbite ! A Baïkonour, il ne reste que son pas de tir rouillé, avec sa tour pleine de tuyaux. Poste-toi là et regarde bien, plus loin vers le Nord. Tu distingueras à travers la brume ce qui vous a terrifiés pendant des années et qui a servi de prétexte à toutes les saloperies de vos dirigeants : les pas de tir pour les vols d’essais des missiles SS, ceux que l’URSS braquait vers l’Occident. Il y en avait même un qui pouvait envoyer depuis Baïkonour une bombe atomique dans l’espace. Car tu l’as compris, malienkiy tchélaviek, le cosmodrome était avant tout une base de l’armée Rouge. Aujourd’hui, tu verras que le terrible SS-17 conçu par le camarade ingénieur Yanguel décore un rond-point à Leninsk. On est peu de chose, hein ?

J’ai vu aussi qu’au milieu des années 90, ­Baïkonour touchait le fond. Il y avait des coupures d’eau et d’électricité sans cesse. Une fois, à quelques minutes du lancement, les cosmonautes se sont retrouvés dans le noir et la salle de contrôle aussi. Ils ont tiré la fusée quand même… Rien à manger, un vol vers Moscou par semaine, et les ingénieurs qui rongeaient leurs crayons en se souvenant de la splendeur d’antan. Et puis les Occidentaux sont arrivés pour faire de l’argent en lançant des satellites avec les fusées Soyouz. Ils ont construit l’hôtel Spoutnik, suffisamment confortable pour héberger leurs petites natures délicates, alors que nous autres Russes, on avait vécu à la dure. Leninsk a un peu repris vie. Quelques bars ont ouvert, quelques restaurants et même une discothèque, la Luna, une perversion de capitaliste, impensable à mon époque ! Quoique, je me serais bien dégourdi les jambes avec une de ces belles Kazakhes aux nattes brunes…

« Aujourd’hui, Poutine en a assez de casquer. Baïkonour, c’est une taule à 115 millions de dollars de loyer par an dans la poche du Kazakhstan. Alors, il construit un nouveau centre spatial loin là-bas, dans l’Extrême-Orient, sur le territoire de la Russie. »

Mais aujourd’hui, Poutine en a assez de casquer. Baïkonour, c’est une taule à 115 millions de dollars de loyer par an dans la poche du Kazakhstan. Alors, il construit un nouveau centre spatial loin là-bas, dans l’Extrême-Orient, sur le territoire de la Russie. Bien sûr, on lance encore des satellites depuis Baïkonour, avec Soyouz et Proton. Et on a besoin de nous pour envoyer des hommes vers la station spatiale internationale. Mais les Yankees fabriquent leurs nouveaux vaisseaux, Dragon, Orion… qui ressemblent furieusement à la capsule Apollo, tu ne trouves pas ? L’Histoire se répète. Alors dans quelques années, quand la vieille Proton prendra sa retraite et que les cosmonautes décolleront sous d’autres cieux, Baïkonour mourra. Et je pleurerai, car j’aime Baïkonour. J’aime son ciel d’un bleu pur, ses lumières rasantes brunes et ocres, j’aime son silence de commencement du monde. Pourtant, ce n’est pas facile. Car il faut aimer l’improbable, l’impossible, l’impensable, et avoir dans la souffrance notre incomparable sens russe de l’autodérision. Mais tu l’aimeras aussi, j’en suis sûr. Alors, on va porter un toast à Baïkonour. Il reste de la vodka, remplis donc les verres et lève le tien. Tvaïé zdarovié, malienkiy tchelaviek ! Et le jour du départ, tu chanteras : “Et si un jour je partais / Vers un autre système galactique / Je te demande de rester / Comme cette steppe en fleurs– lyrique !” »

Dans la chambre, le cosmonaute à l’éternel sourire se changea en ectoplasme avant de se volatiliser dans une vapeur bleutée, et moi de tomber dans un puits sans fond. « Debout, c’est l’heure du footing ! Tu parlais tout seul cette nuit, tu racontais n’importe quoi. Gagarine dans chambre, tu es fou, ma parole ! Gagarine est mort. Si l’Agence spatiale européenne apprend, toi jamais cosmonaute. » Je fis taire Natalia par un baiser et décidai d’acheter définitivement son silence avec des roses et des croissants. Je fixai la porte en cherchant mes clés. Une main pressée avait griffé le bois de trois lettres en cyrillique : Ю А Г, « You… A… Gué… » Youri Alexeïevitch Gagarine. Spassiba, camarade, merci pour cette nuit et bon vol retour vers le paradis des cosmonautes. On se reverra à Baïkonour.

Références

  • Merci à Jacques Villain, historien de l’espace, et à Christophe Bonnal, expert lanceurs au CNES, pour leurs lumières sur le passé, le présent et le futur de Baïkonour.
  • Les couplets extraits du Chant des bâtisseurs de Baïkonour (I. Morozov et A. Lébédinski) et du Printemps au cosmodrome (S. Alexenko) sont empruntés à l’ouvrage Baïkonour. La Porte des étoiles, éditions
    SEP/Armand Colin, 1994.
  • A lire également : Gagarine ou le Rêve russe de l’espace, Yves Gauthier, Flammarion, 1998.
  • Lexique russe/français :
    – malienkiy tchélaviek : petit homme
    – CCCP (en alphabet cyrillique) : URSS
    – dourak : imbécile
    – tvaïé zdarovié : à ta santé !

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