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Olafur Eliasson, de l’utilité du beau
L’artiste danois déploie une pratique kaléidoscopique, altruiste et généreuse, sondant la complexité des enjeux climatiques actuels par de nombreuses installations monumentales et par de plus petits projets, tout aussi holistiques.
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Culture

Olafur Eliasson De l’utilité du beau

Culture

L’artiste danois déploie une pratique kaléidoscopique, altruiste et généreuse, sondant la complexité des enjeux climatiques actuels par de nombreuses installations monumentales et par de plus petits projets, tout aussi holistiques. Rencontre à Vienne.

Olafur Eliasson mange aussi de la viande. Un matin d’hiver, cet artiste végétarien auquel Phaidon consacre un livre de cuisine nous reçoit dans un restaurant traditionnel de Vienne. Dans quelques heures, il inaugurera sa nouvelle exposition présentée à la fois au -palais d’hiver du prince Eugène de Savoie et au palais du Belvédère. Pour l’instant, il commande une bière et un tafelspitz (le pot-au-feu local) : « C’est presque les vacances, aujourd’hui… » Un pied à Copenhague, avec sa famille, un autre à Berlin, avec son studio, l’artiste aime l’Autriche – le pays lui a offert son premier grand solo show en 1996. Vingt ans plus tard, Francesca von Habsburg reste la plus assidue. Elle achète et produit son art par l’intermédiaire des ambitieux programmes de sa fondation d’art contemporain, TBA21, qui facette l’agenda de la capitale autrichienne et appuie son influence. Ici, l’exposition Baroque Baroque présente, jusqu’au 6 mars, une partie de la riche collection des Argentins Juan et Patricia Vergez et de celle de cette baronne philanthrope. « Ce sont des pièces très difficiles à conserver », précise l’artiste, anticipant un apparent paradoxe : bien que de renommée internationale, son étonnante accessibilité pécuniaire étonne encore. Il ajoute, malicieux, que le marché de l’art est comme « déconnecté des vrais enjeux de l’art ». Puis avoue, entre deux bouchées : « Je suis plus intéressé par notre planète. Je préfère faire confiance à l’art pour ce qu’il peut communiquer des problèmes auxquels notre culture doit faire face. » Une manière d’affirmer qu’il est finalement plus intéressé par l’expérience que par l’œuvre elle-même.

De l’art qui ouvre les yeux
Un soleil artificiel, une nouvelle ligne d’horizon, des glaciers dans la ville, une rivière asséchée dans un musée… Avec ses séries photo en Islande, ses dessins et sculptures de sphères et de polyèdres, Olafur Eliasson réinterprète de manière graphique des phénomènes naturels en milieux urbain, public ou institutionnel, à grand renfort de projections et de réflexions de lumières ou de couleurs, dans une esthétique minimale et cinétique proche de celles de Robert Irwin et de James Turrell. Olafur Eliasson, qui simulait une fenêtre dans sa chambre d’étudiant par le simple halo d’une lampe lors d’une installation à l’académie royale des beaux-arts de Copenhague, paie désormais l’électricité dans son QG où 96 employés, issus d’une vingtaine de pays différents, se relaient pour faire la vaisselle après chaque déjeuner et s’attellent à ses superproductions. Le set d’une pièce de danse de Wayne McGregor mis en musique par Jamie xx à Manchester (2015), le déplacement d’une centaine de tonnes de rochers pour son Riverbed au musée d’Art moderne Louisiana (2014) et autant de tonnes pour sa façade en verre et béton de 30 000 m2 du Harpa, salle de concerts et centre de congrès de Reykjavik (2013)… « Mon équipe est soudée et me permet de faire coïncider les intelligences pour réfléchir à des projets hors des carcans… » Ainsi, sans pour autant se contenter d’avoir représenté le Danemark à la 55e Biennale de Venise (2003) et d’avoir fait exploser les records de visiteurs à la Tate Modern, puis à la fondation Louis Vuitton, l’artiste a aussi apporté de l’énergie dans les pays sous‑développés avec sa Little Sun, une lampe de poche solaire financée par crowdfunding. « Nous sommes dans un contexte de confiance aveugle face aux politiques européennes, explique l’artiste. L’Union européenne essaie de générer de l’empathie, mais nous ne pouvons plus manger une pomme sans qu’elle soit réglementée et sans qu’on sache vraiment pourquoi. Je suis pro-UE, mais, au-delà des règles environnementales de notre continent, nous nous devons de produire de la culture globale pour réfléchir aux statistiques qu’on nous présente. Si l’inclusion sociale est leur business, je peux aussi dire que c’est le mien. C’est dans cette optique que je pense à mes expositions et à mes projets : du physique à l’esthétique, puis à l’expérience collective. Ainsi, j’enseigne de la même manière aux jeunes Allemands qu’aux jeunes Ethiopiens [de l’Ale School of Fine Arts and Design d’Addis Abeba, NDLR], avec la volonté de refléter le monde tel qu’il est, et non pas de minimiser mon langage artistique face aux difficultés que nous traversons. » Voilà une parfaite illustration de son motto avec les glaciers arctiques de l’Ice Watch qui a pris place à Paris, dans le cadre de la COP 21 : les blocs de cette œuvre ont fondu, mais sans emporter sa métaphore de résistance, levant de nouveaux horizons pour l’artiste : « Je ne serais pas surpris si l’écologie était à l’ordre du jour à la prochaine Documenta d’Athènes. » L’artiste a même été semer les terres artificielles du Roi-Soleil, au château de Versailles, en 2016.

Little Sun, 2011

Lampe LED à trois batteries rechargeables (22 €). Cette lampe solaire en forme de fleur, née du financement participatif sur le Web, est une success-story qui, en plus d’éclairer neuf pays africains où l’électricité est insuffisante, « a aussi permis de créer près de vingt emplois dans notre studio et de réduire de plus de 6 000 tonnes les émissions de CO2 dans le monde », commente l’artiste, qui l’a créée avec l’ingénieur Frederik Ottesen. « Ce n’est pas un projet artistique, mais j’ai dû le qualifier comme tel afin qu’il soit légitime dans le monde de l’art sans dénaturer sa visée sociale. » De cette innovation usant de cellules photovoltaïques pour produire jusqu’à dix heures d’éclairage, utilisée pour des nocturnes à la Tate Modern en 2012, sont nés un chargeur (Little Sun Charge) et une lampe à assembler soi-même (Green Light) présentée jusqu’en mai 2016 au TBA21, à Vienne.

The Weather Project, 2003

The Weather Project, 2003, Tate Modern (Londres)

200 lampes monofréquence, machine à brume, feuille de projection et de miroir, aluminium et échafaudage ; financé par Unilever.
Tate Modern (Londres)
Au-delà du land art et bien qu’il se défende de produire des objets, – il préfère le terme de « sensations » –, la magie de l’art d’Olafur Eliasson émerge de sa fonctionnalité et dépend de l’engagement du public à l’expérimenter pour en retenir le sentiment de bien-être ou d’instabilité : « Les visiteurs sont libres d’aller au musée et de “consommer de l’art” d’une manière passive. Mais je ne veux pas de ça. » Ainsi, dans l’élan de sa cascade fabriquée entre les rives de Manhattan et de Brooklyn en 2008 (The New York City Waterfalls), l’artiste reconstituait un soleil dans la Tate Modern par la réflexion d’un arc de lampes communément utilisées pour l’éclairage public, reproduction de ce qui fascine l’homme depuis le mythe d’Icare et reste le point de repère de la nature dans la ville.

Inside the Horizon, 2014

Inside the Horizon, 2014

43 panneaux triangulaires rétroéclairés, mosaïques de verre soufflé, projecteurs LED et deux panneaux de verre miroir ; produit par l’atelier d’ingénierie français Tess.
Fondation Louis Vuitton (Paris)
Son motif récurrent de la ligne d’horizon naît dans Guckkasten (1994), l’une de ses premières œuvres : un bloc de bois où une boule de verre grossit un paysage panoramique (une édition de l’œuvre appartient à la collection de Christian Boro, à Berlin, l’un de ses plus grands fans). En prélude à son exposition Contact, commissionnée pour la fondation de Bernard Arnault, cette structure pérenne de colonnes jaunes réfléchissantes fait écho au bâtiment de Frank Gehry et à un autre tracé dans ce centre d’art privé : Your Black Horizon (commande du TBA21 pour le pavillon de David Adjaye, à Lopud, en Croatie, 2005). Dans cette idée « se ressentant par séquences, comme dans une psychothérapie », l’art néoexistentialiste d’Olafur Eliasson souffle en douce un « J’expérimente, donc je suis ».

Ice Watch, 2014-2015

Ice Watch, 2014-2015, Place du Panthéon (Paris)

Douze glaciers du Groenland, rapportés avec le soutien de Bloomberg Philanthropies.
Place du Panthéon (Paris)
« Allez-y, touchez ! » Olafur Eliasson était visiblement heureux que ses « glaçons » disposés au sol comme le cadran d’une horloge fondent à Paris, pendant la COP21. Comme son verdissement artificiel des eaux fluviales de la Suède aux Etats-Unis (The Green River Series, 1998), cette installation de près de 80 tonnes, commande du Français Didier Saulnier (Entreprise contemporaine), réalisée avec Minik Thorleif Rosing (professeur de géologie au Muséum d’histoire naturelle du Danemark et à l’université de Copenhague), offre un nouveau « cadre » à son art et accentue sa focale sur le dérèglement climatique. Olafur Eliasson, qui avait déjà exposé son œuvre éphémère devant l’hôtel de ville de Copenhague, en 2014, considère Ice Watch comme « un indicateur du volume de ce que la planète perd chaque seconde ».

« Studio Olafur Eliasson : The Kitchen », 2016

« Studio Olafur Eliasson : The Kitchen », 2016, Phaidon

368 pages, Phaidon (sortie le 9 mai).
Son atelier est installé dans une ancienne brasserie, tel un loft postindustriel bardé du design qui l’inspire (Dieter Rams et son iconique fauteuil en cuir pour Vitsoe) et de celui qu’il a produit (suspensions modulaires Starbrick, Zumtobel, 2009). Le lieu est connu des food addicts, attirés par les plats végétariens qu’on y prépare. C’est le cas du chef René Redzepi (Noma) et d’Alice Waters (Chez Panisse), légendaire pionnière californienne du mouvement slow-food qui bénit ainsi de sa préface cet ouvrage dévoilant 100 recettes auxquelles carbure l’équipe d’Eliasson.

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