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The Good Business

Le Devoir, un miracle quotidien

The Good Business

Défenseur, depuis plus d’un siècle, de la culture et des valeurs de la « Belle Province » ainsi que de la langue française, le journal de référence des Québécois est une fois de plus en difficulté. Cette institution peut certes compter sur le soutien indéfectible de son lectorat, mais elle sait aussi qu’il lui faut surtout trouver un nouveau business‑modèle pour être en mesure d’assurer sa pérennité.

Faut-il que la presse écrite soit bien ­malade pour qu’à l’entrée de la salle de rédaction les journalistes du quotidien emblématique du Québec soient accueillis par deux thermomètres ? Dessinés sur une grande feuille de papier intitulée « Campagne de financement », ces thermomètres sont en réalité étalonnés pour suivre le niveau des abonnements de soutien et des dons, en chèques bancaires. Au matin de la visite de The Good Life, la feuille de température du Devoir, dont le niveau conditionne l’avenir et sans doute aussi la survie de ce journal centenaire, indiquait 84 000 dollars canadiens de dons (environ 53 000 euros) et 330 nouvelles souscriptions d’abonnement. « Je suis convaincu que la société québécoise ne nous laissera pas disparaître », assure avec force, comme pour mieux s’en convaincre, Bernard Descôteaux, le directeur du quotidien. Et d’ajouter : « Quant à nos actionnaires, qui sont heureusement patients et n’attendent pas de dividendes, ils me promettent qu’ils seront toujours à nos côtés, d’une manière ou d’une autre. » Aux commandes de ce navire depuis dix-sept ans et à son bord comme journaliste depuis quarante ans, Bernard Descôteaux en a connu des tempêtes où il a cru que son cher journal allait sombrer corps et biens ! Courant 2016 pourtant, ce capitaine courageux, bientôt septuagénaire, qui cumule les fonctions de directeur de rédaction, de p-dg et disposant statutairement de la majorité des voix au conseil d’administration, devrait céder la barre, vraisemblablement à une personnalité qui viendra de l’extérieur. Aussi, dans cette perspective et pour « assurer la pérennité » du Devoir, a-t-il recruté ces dernières années « des gens compétents », tant dans le domaine du marketing, que de la publicité et du développement numérique.
Car si ce journal de qualité tangue à nouveau sévèrement, c’est en raison de la chute de la publicité sur l’édition papier, conjuguée à la difficulté de rentabiliser l’édition numérique. « Nos contenus étaient gratuits. Il nous faut d’urgence trouver des abonnés pour le site. Aussi faisons-nous beaucoup d’opérations de promotion auprès des étudiants. Nous allons sur les campus et nous parrainons des événements sportifs, notamment des courses cyclistes, qui sont très populaires ici », explique Christine Benjamin, vice-présidente chargée du développement. La difficulté, c’est que, dans le domaine du numérique, Le Devoir s’estime victime d’une concurrence déloyale de la part de son rival, le quotidien canadien francophone La Presse, dont le site et les contenus en ligne sont totalement gratuits. « Cela nous nuit considérablement et c’est injuste, car si nous sommes indépendants, eux ont un conglomérat qui les soutient financièrement. Or, nous estimons qu’une information de qualité et qui reste indépendante exclut la gratuité », ajoute Marie-Andrée Chouinard, directrice de l’information, titre qui correspondrait en France à celui de secrétaire générale de la rédaction.
Il est vrai que La Presse a décidé de concentrer tous ses efforts sur le numérique au point d’abandonner, le 4 janvier dernier, son édition papier. Ainsi, Le Devoir reste le seul titre francophone « sérieux » du Québec à être imprimé et vendu en kiosques, c’est-à-dire chez les « dépanneurs », ces boutiques du coin de la rue où l’on trouve un peu de tout. On ne peut en effet pas comparer Le Devoir au très populaire et people Journal de Montréal : à la mi-décembre, le premier consacrait, par exemple, sa une aux élections régionales françaises et aux résultats de la COP21, tandis que le second multipliait les gros titres et les pages spéciales sur la découverte des ossements d’une fillette disparue depuis des années… « Nous, au Devoir, nous ne couvrons pas les faits divers, sauf s’ils ont une résonnance sociétale ou politique particulière, précise ­Marie-Andrée Chouinard, car ce qui nous importe, c’est d’approfondir, de prendre de la hauteur, de mettre en perspective. » Ce qui n’est pas une sinécure pour un quotidien exigeant dont les moyens financiers ne cessent de diminuer et dont l’équipe de journalistes a été réduite à une petite cinquantaine seulement. « Nous sommes allés jusqu’au bout de ce qu’on peut faire en matière d’économies, et c’est pour cela que nous sollicitons ­aujourd’hui la générosité de nos fidèles lecteurs », ajoute-t-elle, en assurant que chaque sortie du journal « est un petit miracle quotidien » au vu de la qualité rédactionnelle du titre et du peu de moyens à sa disposition.

En chiffres

> Quotidien fondé le 10 janvier 1910 par Henri Bourassa.
> Devise : « Libre de penser » (à l’origine : « Fais ce que doit »).
> Actionnaires principaux : Imprimerie populaire limitée (50,67 %), Fonds de solidarité de la Fédération des travailleurs du Québec (18,82 %), Mouvement des caisses populaires Desjardins (16 %), Société de placement en entreprise du Québec – lecteurs (9,30 %), société de placement en entreprise du Québec – employés du Devoir (2,69 %). A noter que le directeur du journal n’est pas actionnaire, mais qu’il est majoritaire lors des votes au conseil.
> Prix de vente : 1,30 $ canadien.
> Audience (print et web) : 1 206 000 lecteurs.
> Diffusion (2015) : 4/5 sur abonnements, 31 000 exemplaires en semaine, 48 000 exemplaires le week‑end.
> Age moyen du lectorat : 47 ans (efforts pour conquérir la tranche des 18-34-ans).
> Recettes publicitaires (50 % des revenus) : 5,3 M $ canadiens dont 700 000 pour le numérique.

Fais ce que doit
Si au Devoir on estime pouvoir compter sur les lecteurs et les actionnaires, ces « grands amis » remerciés sur de pleines pages au terme de chaque campagne de soutien, c’est que, jusqu’ici, ils ont toujours répondu présent, et notamment à la veille du centenaire du journal. « Fais ce que doit… On l’a fait, Monsieur Henri. Et nous continuerons. » Ainsi s’ouvrait par cette promesse le numéro spécial « 100 ans » paru le week-end du 9 janvier 2010. « Fais ce que doit », c’est la devise choisie par l’austère et rigoriste fondateur du quotidien Henri Bourassa. Dans son premier éditorial, il se promettait « de réveiller dans le peuple, et surtout dans les classes dirigeantes, le sentiment du devoir public sous toutes ses formes, devoir religieux, devoir national, devoir civique ». Il annonçait aussi, confie en souriant Bernard Descôteaux, « qu’il appuierait les honnêtes gens et dénoncerait les coquins ! » ou encore, plus tard, en 1920, que face au pouvoir de l’argent, il gardait « les mains nettes et la bourse légère ».
Avec sa nouvelle devise, plus moderne, « Libre de penser », Le Devoir n’a pas failli à sa mission. Demeuré indépendant contre vents et marées, il a été de tous les débats et de tous les combats qui ont marqué l’histoire du Québec. Généreux, il a soutenu les orphelins lors de l’hécatombe de l’épidémie de grippe espagnole en 1918. Courageux, son fondateur, chrétien de droite, dénonce dans les années 30 la montée de l’antisémitisme : « La campagne menée par la petite presse montréa­laise est condamnable… Si un seul journal juif ou protestant avait publié sur notre compte [les chrétiens, NDLA] la centième partie de ces ignominies que l’on prodigue aux Juifs, depuis deux ans au moins, il se serait élevé un tollé de toutes parts… » Engagé, toujours dans la lignée de son fondateur, nationaliste convaincu, il affirme la nécessité de défendre la langue française et sa culture sur l’ensemble du territoire canadien. Dans les années 60, à l’heure où le tonitruant « Vive le Québec libre ! » du général de Gaulle en visite officielle provoque l’ire des autorités d’Ottawa contre ces « espions français au Canada », Le Devoir se veut le porte-drapeau de la « révolution tranquille » contre le fédéralisme et ses « humiliations ». Héroïque, enfin, quand, le 1er mai 1973, à 21 h 19 en plein bouclage, un journaliste se fait tirer dessus à bout portant dans la salle de rédaction. L’auteur, armé d’un revolver, n’est autre qu’un membre de la mafia locale que le journaliste d’investigation dénonçait régulièrement dans ses papiers.
Le Devoir, ardent défenseur du français, égaie et teinte, çà et là, comme c’est l’usage dans la « Belle Province », de jolies expressions québécoises ou anglaises, tel ce titre « L’hiver assez hot de Winnipeg » ou cette page spéciale d’un cahier thématique « Où achètes-tu ta bouffe ? ». Et ce titre, tout aussi sérieux, mais surprenant en actualité politique : « Les tensions entre les commissaires laissent Couillard de glace. » Reste qu’il « n’est pas facile de résister » à l’influence de l’anglais, souligne Bernard Descôteaux. « Jamais, ici, nous n’aurions choisi d’appeler un magazine The Good Life ! » s’exclame-t-il avant de déplorer que les Québécois commencent à remplacer le traditionnel « bonjour » par « bon matin » à trop entendre les anglophones dire « good morning ».

3 questions à Bernard Descôteaux

Président et directeur du Devoir.

The Good Life : Il y a cinq ans, les bénéfices de votre journal étaient à la hausse, puis le vent a tourné… Pourquoi ?
Bernard Descôteaux : Cela est dû à plusieurs facteurs. En 2010, la célébration du centenaire du journal avec des numéros spéciaux autour de l’événement a suscité un grand intérêt et un fort courant de sympathie. Nous avons ainsi récolté de nombreux abonnements et pages de publicité. Puis nous avons été portés un temps par l’actualité, notamment par les manifestations des étudiants que nous soutenions dans leur combat contre l’augmentation des frais de scolarité. Aujourd’hui, la baisse de la publicité et le fait que l’édition numérique de notre concurrent La Presse soit gratuite, à la différence de la nôtre qui est payante, sont des phénomènes qui nous nuisent gravement.
TGL : D’où le SOS envoyé aux amis du Devoir…
B. D. : Le choc du réel nous a en effet contraint à procéder au gel salarial et au soutien financier de nos lecteurs. Certains nous ont envoyé des chèques de 10 dollars, d’autres de 500…
Un jour, j’ai même trouvé dans une enveloppe un chèque de 10 000 dollars canadiens ! Nous avons identifié le généreux donateur : c’était le chef d’une petite entreprise québécoise.
On a même reçu récemment un important legs testamentaire.
TGL : Quel est votre « devoir », aujourd’hui ?
B. D. : Assurer la pérennité du journal. Chercher des capitaux pour investir dans le numérique, ce qui est une course sans fin. Autrefois, c’était plus simple : on achetait des machines d’imprimerie et on pouvait les amortir sur cinquante ans, mais aujourd’hui, si on investit dans une application pour une tablette, six mois après il faut tout recommencer, car elle
est technologiquement dépassée ! De même qu’hier on concluait un accord avec un annonceur à l’année, maintenant, c’est pour un mois ! On n’a plus de certitudes sur rien. Ça donne le vertige.

Une histoire d’amour
A la conférence de rédaction quotidienne qu’il préside, Bernard Descôteaux répond, avec quelques remarques généralement bienveillantes, à la question rituelle que lui pose le chef d’édition sur l’édition bouclée la veille : « Bernard, est-ce que tu as aimé ton journal ? » Car, pour tous ses collaborateurs, mais aussi pour ses lecteurs, Le Devoir, c’est d’abord une histoire d’amour. « Notre centième anniversaire, en 2010, a suscité une vague de sympathie, un engouement extraordinaire », se souvient avec émotion Marie-­Andrée Chouinard. Une vague affective qui, après des ­années de graves difficultés, a porté au plus haut les ventes, les abonnements et les bénéfices du quotidien québécois en une période pourtant marquée par une crise de mutation de la presse écrite, durant laquelle la plupart des journaux, du Canada, mais aussi du monde entier, plongeaient dans le rouge. Ainsi, si le déficit du Devoir était encore de 1,9 million de dollars en 1993, en 2010, le journal affichait un bénéfice de 1,2 million de dollars. Quant aux ventes, qui en 2002 n’étaient que de 25 573 exemplaires en semaine et de 40 575 le week-end, elles atteignaient en 2011, année suivant celle du centenaire, 29 812 exemplaires la semaine et 48 228 le samedi. En 2012, les manifestations estudiantines au Québec du « printemps érable » continueront à doper les ventes. Mais, bientôt, la chute sensible des recettes publicitaires (50 % des revenus) allait provoquer une nouvelle et grave crise, justifiant, en 2014, un gel salarial et une mobilisation financière des amis du Devoir.
« Avant, on arrivait à compenser les pertes en coupant dans nos frais, mais ça ne suffit plus. Il faut à la fois trouver de nouvelles approches publicitaires, comme la publicité native, mais sans nuire à l’indépendance de la rédaction, et surtout accélérer notre virage vers le numérique », explique Christiane Benjamin. Dans un petit bureau voisin, encombré de dossiers et de courbes statistiques, la blonde Lise Millette, vice-présidente chargée des ventes publicitaires, assure qu’elle et les quelques collaborateurs de son service se battent « comme des petits héros » pour séduire les annonceurs avec de nouvelles offres combinées sur le papier, les tablettes et les mobiles. « Les anciens m’assurent qu’on s’est toujours relevés, et je vois mal notre titre si emblématique disparaître », confie le plus jeune journaliste du Devoir, Karl Rettino-Parazelli, 26 ans. Et d’ajouter « Certes, les gens ne se rendent pas compte du travail qu’on abat ici avec des moyens limités, mais je m’estime chanceux d’appartenir à un journal de qualité qui a su rester indépendant. » Son aîné, Stéphane Baillargeon, la cinquantaine, entré à la rédaction du Devoir voilà vingt-quatre ans, où il tient aujourd’hui la rubrique des médias, estime quant à lui que c’est bien d’économiser pour survivre, mais qu’il faut procéder d’urgence à des choix, comme de ne plus prétendre être un journal « encyclopédique » avec, par exemple, une dizaine de critiques pour le théâtre, le cinéma et les beaux arts. « En résumé, conclut-il, il faut nous doter d’une vision. » Une vision, en somme, qui porterait bien au-delà des thermomètres mesurant fiévreusement, au jour le jour, la générosité des amis du Devoir…

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