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Pondichéry, Inde
Pondichéry, Inde
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Voyage

Escapade hors du temps à Pondichéry

Voyage

Senteurs d’épices et d’aventures coloniales, où résonnent les noms de Chandernagor et de Madras, de Mahé, de Karikal et de Yanaon… Des anciens comptoirs de la Compagnie française des Indes, Pondichéry l’intemporelle reste mystérieuse, entre réalité et fiction.

Corto Maltese avait débarqué la veille, ­incognito, sans même qu’Hugo Pratt n’en soit, semble-t-il, informé. Son bateau était amarré à la digue, aujourd’hui disparue au hasard de quelque ouragan, construction de bois, éphémère, qui s’enfonçait de quelques centaines de mètres, dans la baie. Le long du front de mer, Pondichéry était à la fête. Des dizaines de chariots, traînés par des hommes ou des bêtes descendus de leurs villages, sortis de temples cachés, se succédaient, portant autant d’effigies géantes de Ganesh, l’éléphant au corps d’enfant, décorées de palmes, de branches de flamboyants et d’arbousiers. Au milieu de la foule d’idolâtres et de croyants, les petits marchands vendent d’humbles plats végétariens de riz au curry et de maïs, de piments rouges, d’herbes vertes. Ils vendent aussi le lassi, lait fermenté parfumé à l’eau de rose et à la cardamome.

Corto se sent plus de désir pour une boisson faite de houblon ou de genièvre. Il se laisse tenter finalement, et sans regret, par des tranches d’ananas d’un jaune solaire. S’arrête un instant, se retourne. Il se sent suivi. Une impression plus qu’une certitude. Comment eût-il pu repérer quelque quidam au milieu de ces dizaines de femmes en sari, d’un bleu chatoyant, d’un ocre rouge envoûtant, de cette foule bigarrée – Français de la Compagnie des Indes, officiers des douanes, créoles aux om­brelles toutes aussi blanches que les bouches pleines de dents des enfants qui jouaient sur l’ancienne plage, devenue brise-lame de roches sombres, infimes remparts contres les tempêtes et les raz-de-marée ? Sous ce soleil exactement, malgré les 33 °C ambiants, il garde sa capeline de marin et sa casquette. L’anneau qu’il porte à l’oreille gauche semble moins terne dans cette lumière presque insoutenable. Tandis que les différentes figures de Ganesh, ou Vinayaka, tel qu’on le nomme ici en terre tamoule, étaient baignées, lavées et chéries, il tourne rue La Bourdonnais, dans laquelle trônent les vastes demeures des grands commerçants français. Bifurque à nouveau rue Surcouf. La foule s’est dispersée et il allume une cigarette, se planque sous le porche d’un palais.
« Que cherches-tu Corto ? »
Il ne l’a pas vu venir. Manque de tomber à la renverse, perd ses appuis.
« Viens ! » dit-elle en entrebâillant la lourde porte sur laquelle il s’appuyait.
Et chute. Au-dessus de lui, une vaste propriété, en contre-plongée. Il se trouve dans une cour de ces grandes maisons tamoules. Les murs sont d’un jaune riche, semblent monter jusqu’au ciel, les fenêtres sont de bois précieux. Les fleurs envahissent l’espace, joli semblant d’un paradis originel, explosant sur des arbustes qu’il ne connaît pas. Il s’en fout d’ailleurs.
« Alors ? Pourquoi es-tu là ? »
Corto s’époussète, se remet sur pattes. Il la domine à présent d’à peine une demi-tête, la regarde. Elle le fixe sans vergogne, avec une pointe d’impertinence qui l’amuse, le questionne ensuite. Sa peau est si noire que le soleil semble s’y engouffrer, s’y noyer. Ses traits sont rares, inattendus, majestueux. Ses yeux reflètent une volonté qu’il a connue ailleurs : Esmeralda, la prostituée argentine, Bouche Dorée, la sorcière de candomblé, Moira Benshee O’Danann, la révolutionnaire forcément irlandaise, terriblement mélancolique.
Elle est belle et troublante.
« Tu es venu pour le trésor de la bégum, la marquise de Dupleix ?
– Peut-être.
– Tiens ! Voici sa dernière adresse. Reviens me voir. »
Sitôt dit, sitôt mis dehors, il reprend sa route, un peu vexé, un peu surpris, sauvant son amour propre par quelques pensées philosophiques. « Toutes les femmes sont tantôt mères, tantôt cruelles, elles ont besoin de cela pour se sentir entières », songe-t-il. Il fait ­demi-tour rue Surcouf, s’apprête à traverser le canal qui sépare la ville blanche de la ville noire lorsqu’il entend un tintement de plus en plus bruyant. Les quelques passants s’arrêtent, s’inclinent. Une jeune éléphante, de trois jolies tonnes au bas mot, attrape de sa trompe quelque menue monnaie proposée en offrande, puis pose ce même appendice sur la tête du croyant, le bénissant ainsi. Pour la seule et unique fois répertoriée, Corto ôte sa casquette, fait comme les autres. Cela ne peut guère lui en coûter, pense-t-il, mécréant. D’autres idées le travaillent. Il songe à l’histoire de Dupleix, dont il essaie de retrouver la dernière demeure. Débarqué en tant qu’employé de la Compagnie française des Indes en 1722, Jean-Baptiste Dupleix avait été nommé à Chandernagor, qu’il réveilla d’une torpeur toute administrative en enrichissant la cité, en y développant son commerce et les arts. Rappelé à Pondichéry en 1742 en tant que gouverneur, il devait marquer les grandes heures de prospérité du comptoir français. Pour autant, les rumeurs de guerre en Europe, entre la France et l’Angleterre, et les conflits commerciaux locaux l’amenèrent à fortifier la ville, à annexer Madras, alors anglaise. Il brisa le siège de Pondichéry mené par la Grande-­Bretagne puis partit conquérir pas moins des deux tiers des Indes.
En manque de deniers, il s’en retourna plaider sa cause à Paris. En vain. Désavoué, il mourut dans la capitale française. La Grande-Bretagne n’ayant plus qu’à reprendre les territoires annexés, compléter le rêve de conquêtes de Dupleix. Ce que l’histoire omet, songe Corto, c’est qu’une partie du trésor accumulé par Dupleix était, dit-on, encore là où l’avait caché la bégum, dans leur palais pondichérien. Il passe le grand bazar, ses senteurs d’épices et de fleurs, s’arrête à l’adresse indiquée qui n’est plus que ruines, ruines et fumée. Dans son dos, éclate un rire qu’il connaît trop bien.
« Alors, marin, toujours en quête d’un trésor ? »
Corto allume une cigarette, ne se retourne pas.
« Que fais-tu là, Raspoutine ?
– Je m’ennuyais en Alaska, je suis venu voir ce après quoi courait mon ami Corto.
– Un soir, je te tuerai, Ras.
– Ce soir, peut-être.
– Non, un autre soir. La nuit est trop belle. »
Un rickshaw passe, embarque le Russe.
Corto poursuit sa déambulation, oublie la bégum, son trésor envolé. Il s’arrête un instant devant la cathédrale illuminée de ­l’Immaculée-Conception, deux fois détruite, une fois par les Hollandais, une seconde par les Anglais. Entend au loin l’appel à la prière du muezzin. S’en retourne vers la ville blanche, repassant le Grand Canal. Ici et là, les drapeaux français flottent. Il se demande si le bleu, blanc, rouge résistera à la Grande Guerre, là-bas, en Europe. Croise le somptueux bâtiment du consulat, le cimetière des Capucins. Sans savoir ni comment ni pourquoi, au coin de la rue Suffren, il retombe, comme par enchantement, rue Surcouf. La porte s’ouvre devant lui.
« Je t’attendais. »
Elle a troqué sa tenue diurne contre un sari bleu foncé. L’argent coule de ses oreilles, sur sa gorge. Ses bras fins sont ornés d’une multitude de bracelets de verre, transparents.
« Le dîner est prêt. »
Corto s’assoit sur des coussins posés sur le sol.
« D’où me connais-tu ?
– Crois-tu en la réincarnation, Corto Maltese ? Peut-être nous sommes-nous croisés dans une autre vie. Je suis une vieille âme, tu sais. Mais dînons, et tu dormiras ici.
– Sans doute as-tu raison, la chasteté est du gaspillage. »
Corto repart au petit matin, erre le long du rivage, puis disparaît dans le dédale du quartier français. On ne le voit plus trois jours entiers. Au soir de ces soixante-douze heures, il s’en retourne vers son bateau. La flamme d’une lampe à pétrole luit dans le cockpit.
« Encore là, Raspoutine ?
– Je t’attendais, marin. Tu as trouvé ton trésor ou tu boiras une bière ?
– Les deux, le Russe.
– Ou étais-tu ?
– Chez un homme qui t’aurait certainement plu il y a quelques années. Un révolutionnaire. »
Ras remplit deux chopes. Ils trinquent.
« A la révolution alors ?
– Non, c’est devenu un philosophe que l’on vient voir de toute l’Inde.
– Et merde.
– Pourtant, il est plein d’espoir pour ta pauvre âme de psychopathe. Il prône que l’homme actuel n’est qu’un chaînon de l’évolution ; qu’un autre homme, supraconscient, et ce qu’il appelle le supramental, sont à venir, et que cet homme-là apportera la paix dans ce monde, une harmonie jusqu’ici inconnue. »
Le Russe rit. Corto file dans sa bannette, s’endort comme un môme.
Cette nuit-là, il rêve. Il rêve d’un jardin immense, magnifique, incroyablement structuré, dont les habitants, venus de 35 pays différents, vivraient en parfaite harmonie. D’une sphère d’or, géante, futuriste, où tout un chacun pourrait venir méditer. D’une communauté travaillant à l’avenir de l’humanité. Chérie, puisque tel était le nom de cette jeune femme à l’âme aussi ancienne, lui sert de guide. Une pancarte indique un nom : Auroville.
« Tu vois, lui glisse-t-elle à l’oreille, le trésor que tu es venu chercher est peut-être bien ici. »

Y aller

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Sur place

Spécialiste du Voyage en Inde, Asia propose une escapade sur mesure au départ de Chennai, comprenant les transferts privés Chennai – Pondichéry, 1 nuit au Rain Tree Hotel, à Madras, et 4 nuits à Pondichéry, dans les boutique-hôtels de charme Villa Shanti ou La Villa, une visite guidée avec un guide francophone de l’Intach et un focus sur l’architecture du quartier français, et une autre visite, plus large, de Pondichéry et de ses alentours avec un guide francophone. Environ 1 150 € par personne. www.asia.fr

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