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Jean-Baptiste Descroix-Vernier, l'habit ne fait pas le moine
Jean-Baptiste Descroix-Vernier, fils d’un apiculteur-écrivain et d’une enseignante brouille les codes du petit monde des affaires.
Alexandre Bougès

The Good Business

Jean-Baptiste Descroix-Vernier L’habit ne fait pas le moine

The Good Business

Ce fils d’un apiculteur-écrivain et d’une enseignante brouille les codes du petit monde des affaires. Immergé dans la révolution du big data, il consacre entièrement sa fortune aux causes humanitaires. Sous le regard de Dieu, il nous interroge sur les frontières que le numérique fait voler en éclats et sur celles qu’il nous faut dépasser pour « changer un peu le monde ».

« Voilà un endroit où l’on ne s’attend pas à me voir », sourit Jean- Baptiste Descroix-Vernier dans l’ascenseur lambrissé qui nous mène sur la terrasse d’un palace parisien. C’est vrai que le décor chic ne colle pas vraiment avec l’homme, connu pour sa vie d’ascète solitaire, habillé d’un jean noir et coiffé de fines tresses africaines. Mais, après de longues recherches sur Internet pour préparer l’entretien, on n’est plus à un étonnement près. Le patron visionnaire de Rentabiliweb, qui a anticipé, dès 2002, la révolution numérique des services de paiement et celle, éminemment stratégique, des big data, ces « mégadonnées » qui circulent dans les coulisses d’Internet et dont l’analyse avancée permet de décrypter le comportement de l’internaute, a une réputation aussi sulfureuse qu’impénétrable. Mystique gothique pour certains, icône ou ovni pour d’autres, il vit en ermite à Amsterdam, sur une péniche équipée des technologies les plus pointues, et se dit lui-même agoraphobe. C’est donc sans grand espoir que nous avons fait notre demande d’interview à Image 7, l’agence parisienne des patrons du CAC 40, réputée protéger avec une efficacité redoutable ses prestigieux clients des aléas médiatiques. Celle-ci a pris en main la communication de Jean-Baptiste Descroix-Vernier au moment le plus délicat de son parcours. En 2009, une des filiales de Rentabiliweb prend l’initiative d’organiser une distribution d’argent au pied de la tour Eiffel. Finalement annulé, l’événement engendrera des émeutes. En quelques heures, ce chef d’entreprise antisystème, engagé tout entier dans l’humanitaire, deviendra, dans la presse et sur la Toile, un arrogant se jouant de la misère du monde. JBVD – comme l’appelle son entourage – a perdu le contrôle. Il assumera. Quant à la blessure, six ans plus tard, on la sent encore. Depuis, le rempart autour de lui s’est encore renforcé. On ne croit donc pas beaucoup à cet entretien. Et pourtant, surprise, Image 7 ne ferme pas la porte : « Je lui en parle quand même. Il peut dire oui. On ne sait jamais. ». Décidément, il faudra nous habituer à sortir de notre zone de confort.

Parcours

• 8 septembre 1970 : naissance, à Lyon.
• 1993-1999 : avocat d’affaires.
• 2002 : création de Rentabiliweb.
• 2003 : création de la Fondation Descroix-Vernier.
• Mai 2011-juillet 2012 : initiateur et membre du Conseil national du numérique (CNNum).

Un solitaire doté d’un puissant réseau

Vingt-quatre heures plus tard, la réponse tombe : c’est oui, sur le principe. Reste à trouver un moment sur son agenda. Il travaille dix-huit heures par jour en gardant constamment un œil aux algorithmes produits par ses ingénieurs. Dans la maîtrise, un brin paranoïaque : « Je vois tout, je ne veux pas que ça m’échappe », glissera-t-il plus tard. Ces lignes de code défilent non-stop sur ses trois écrans d’ordinateur installés dans sa péniche en prise directe avec le nouveau monde digital, pendant que son « technoboat », lui, reste bien amarré sur le quai. « Grâce à Internet, je peux gérer mon groupe à distance. » La distance, un autre trait déconcertant de sa personnalité. Ultraconnecté, JBVD communique essentiellement par téléphone ou par Skype, sans actionner sa vidéo, avouera-t-il. L’affaire traîne un peu. On sait qu’il limite au minimum ses passages dans la capitale, malgré des relations aussi éclectiques qu’influentes, nouées avec, entre autres, Pierre Bergé, Bernard-Henri Levy, Xavier Niel, Jean-Marie Messier, François Pinault, Bernard Arnault. Certains de ces marchands du temple ont investi dans sa société et siègent dans son Conseil d’administration, mais ne le voient pas tant que ça. « Ça se passe surtout au téléphone. Nous nous appelons souvent. J’apprends beaucoup », confiera-t-il. Alors on se dit que ce n’est décidément pas gagné, ce rendez-vous de visu. On a tort, car une fois la décision prise – « pour faire plaisir à l’agence qui m’a beaucoup aidé » – Jean-Baptiste Descroix-Vernier ne se dérobera pas et jouera le jeu deux heures durant. De sa péniche, un de ses deux chats sans doute niché sur son épaule, il nous avait confirmé par téléphone qu’il n’est à l’aise ni avec ces exercices de communication ni avec l’agitation mondaine de Paris. Plus tard, il explique que la voix lui permet très vite de cerner son interlocuteur. « En général, je ne me trompe pas. » Ce sens du contact vocal fait partie de ces instincts développés par JBVD pour rester libre. Etre partout sans être vu. C’est d’ailleurs également au téléphone qu’il mène lui-même ses entretiens de recrutement, donnant très souvent leur chance à des candidats aux profils atypiques. Son nouveau directeur marketing est un ancien prof de tennis, et certains de ses développeurs informatiques ont un passé de hackeur. Ses collaborateurs, qu’il a baptisés ses « ninjas », forment un clan dont il est le parrain protecteur. « Ils peuvent à tout moment me solliciter pour un problème technique ou un conseil. Je ne laisserai personne sur le côté. » Totalement impliqué, tourné vers les autres, mais totalement sur sa réserve. On sent une certaine défiance vis-à-vis des relations humaines.

Rentabiliweb en chiffres (2014)

• Chiffre d’affaires : 71,9 M €.
• Nombre de salariés : 300.
• Nombre de transactions financières traitées en ligne : 1 milliard.

Un croyant à la fois mystique et pragmatique

Quelques jours plus tard, le rendez-vous est fixé dans l’hôtel parisien où JBVD a ses habitudes. « Il y flotte un esprit pension de famille. On me connaît, c’est important. » À le voir s’effacer pour ouvrir la porte, serrer chaleureusement la main du concierge avec un « je suis très content de vous revoir » et en demandant si nous pouvions, sans déranger, nous installer sur la terrasse, on sent bien que JBVD ne joue pas. Où aurait-il appris, d’ailleurs ? Issu d’un milieu modeste, élevé dans une HLM de la banlieue lyonnaise, il a suivi ses études grâce à des bourses et en faisant des petits boulots. « ll le fallait bien pour arrondir les fins de mois. » Ce bachelier à 16 ans et demi a de solides dispositions et le travail comme valeur. Habité par la foi, il se prépare à devenir moine et obtient plusieurs UV de théologie, avant qu’un amour terrestre l’éloigne de la destinée qu’il s’était choisie. Ce sera le droit, « parce qu’il fallait bien faire quelque chose ». On se demande si cet état de nécessité n’a pas nourri son redoutable pragmatisme. Avocat à 23 ans, à la tête de son propre cabinet pendant six ans, il comprend vite qu’il est davantage fait pour l’action que pour le conseil. Encore jeune et déjà à la croisée des chemins ! On imagine mal quelles pensées secrètes et quelle négociation personnelle l’homme de droit, l’homme d’affaires et l’homme de foi a dû vivre pour dépasser ce qui semblait inconciliable. Certes, il y a eu ce qui pourrait passer pour de la provocation : sa holding baptisée Golden Glaouis (« couilles en or »), sa façon, sans compromis, d’arborer des kilts et des bottes cloutées lors des réunions avec les analystes financiers. Mais il a su gommer ce qui aurait pu lui nuire. Aujourd’hui, il est ce multimillionnaire philanthrope, cet entrepreneur aux avant-postes du numérique, écouté et respecté. Lecteur de mangas, « pas les plus intellos », et des Evangiles, fan du rappeur Tupac, croyant et pratiquant la prière – parfois sans église –, bâtisseur de puits en Afrique et bienfaiteur de certains SDF qui ont croisé son chemin, il a réussi : « Je suis heureux, je vis la vie que je veux. » On se dit qu’une telle liberté doit avoir un prix. Ce parcours intrigue. Mais rien ne transpire, malgré une forte pression médiatique et quelques rumeurs. Surnommé « le Forgeron », il aurait ainsi orchestré en secret la campagne numérique du candidat Nicolas Sarkozy en 2012 et il serait capable de « nettoyer » Internet pour BHL, qui l’appellera son « Magicien d’Oz ». On est déjà depuis une petite heure avec Jean-Baptiste Descroix-Vernier et on aimerait percer le mystère. Alors, peu assuré, on se lance. « Se peut-il qu’il y ait eu des crises, de difficiles débats intérieurs ou de cruels renoncements ? » Un silence presque farouche forme un de ces boucliers magiques utilisés par les héros de mangas. On recule déjà. C’est trop personnel ? « Oui. » Evidemment, on le pressentait. On le comprend, cela ne nous regarde pas. « Je ne peux pas imaginer qu’on ne fasse rien, quand on sait que tant de personnes vivent dans le plus grand dénuement, souffrent et meurent. J’aime faire mon métier, je gagne de l’argent et je peux donc changer un peu le monde. Quand je suis fatigué, j’y pense et je me remets au travail. » On se sent un peu bête, on ne s’attendait pas à ce que ce soit aussi simple.

Rentabiliweb : « Dieu pour actionnaire »

Interrogé en 2011 par le site d’information Owni, Jean-Baptiste Descroix-Vernier a résumé sa philosophie d’entrepreneur : « J’ai créé Rentabiliweb avec Dieu comme actionnaire. Il a pris mes actions, je lui verse ses dividendes. » Cette fortune, entièrement destinée aux causes humanitaires, est née de ses idées visionnaires et d’une gestion efficace et prudente. Dans un monde numérique en ultracroissance, et dont les modèles économiques ne sont pas toujours viables, sa pépite d’Internet a toujours été rentable et n’affiche, à ce jour, aucune dette. Loin des « applis » à succès, JBVD a positionné Rentabiliweb sur le segment, moins visible, des services de paiement, en imaginant, avant tout le monde, l’« uberisation » de ce marché traditionnellement occupé par les grandes banques. Le groupe franco-belge, coté sur Euronext, propose ainsi aux e-commerçants des solutions monétiques « intelligentes », bourrées d’informations sur les clients, et des actions d’e-marketing ciblées. A très haute valeur ajoutée technologique, cette activité maîtrise à la fois les process complexes et très réglementés des transactions financières en ligne, pour lesquelles JBVD a dû montrer patte blanche auprès des autorités de contrôle, et les inépuisables ressources du big data. « On peut faire beaucoup de choses… Mon entreprise mérite de grossir », affirme JBVD, l’œil brillant. Les analystes financiers valident sa stratégie, surtout depuis qu’il a lancé sa plate-forme de paiement en ligne Be2bill en 2012. « Ce marché décolle. Il y a beaucoup de mouvements. Rentabiliweb y est très bien positionné, notamment en France », note Thomas Delhaye, analyste chez Genesta Finance. L’offensive des leaders, comme le néerlandais Adyen (95 M$ de CA), qui a levé 250 M€ en 2014, et l’arrivée d’un petit nouveau, le français HiPay, marquent un tournant qu’il faut savoir prendre très vite. Rentabiliweb doit aujourd’hui investir pour occuper le terrain du multicanal et grossir à l’international. Cette étape clé exigera sans doute une nouvelle implication physique de Jean-Baptiste Descroix-Vernier pour séduire et convaincre les investisseurs. Ce jeu de représentation chronophage n’est pas sa tasse de thé, alors que tant de puits restent à creuser en Afrique.

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