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Georges Remi, alias Hergé
Georges Remi, alias Hergé (1907-1983).
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Horlogerie

Hergé, star incontestée des enchères

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Plus de 2  millions d’euros pour un dessin d’Hergé… Tintin n’en finit pas de battre des records lors de ventes aux enchères consacrées à la bande dessinée. « Mille sabords ! » lancerait sûrement le capitaine Haddock. Compte tenu de cette inflation, il devrait plutôt s’exclamer : « Mille milliards de mille de sabords ! »

Quand le capitaine Haddock est devenu riche, après avoir découvert le trésor de son ancêtre Rackham le Rouge, il s’est acheté le château de Moulinsart. Aujourd’hui, on lui conseillerait plutôt de s’offrir une planche originale signée Hergé. Car, depuis quelques années, le père de Tintin ne cesse de voir sa cote grimper à l’occasion de ventes aux enchères consacrées à la bande dessinée. Dans un numéro publié en janvier 2000, la revue spécialisée Neuvième art faisait état d’un ­record battu à l’hôtel Drouot, quelques mois plus tôt, pour une double planche du Sceptre d’Ottokar (1939) adjugée à 570 000 francs (soit environ 86 890 euros). Seize ans après, un tel prix ne manque pas de faire sourire. Mais aussi de donner des regrets à tous ceux qui n’ont pas eu la bonne idée – ou plutôt les moyens – d’acquérir des pièces devenues, ­depuis, inaccessibles au commun des portefeuilles. Longtemps, ce sont les éditions originales des albums de Tintin qui ont fait rêver les collectionneurs. Désormais, et même si une version rarissime de L’Étoile mystérieuse, datant des années de guerre, a été acquise pour plus de 100 000 euros, ce sont les planches et les dessins qui battent tous les records. « Le marché le plus porteur est celui des planches originales, analyse Eric Leroy, spécialiste d’Hergé chez Artcurial, qui organise des ventes depuis une vingtaine d’années. Les objets estampillés Aroutcheff, Pixi et Leblon Delienne restent stables. Le marché des albums s’est refermé. Il privilégie les éditions en excellent état : un même album peut voir son prix varier de 1 000 à 20 000 euros selon son état de conservation. Mais les nouveaux collectionneurs vont avoir tendance à “zapper” l’étape de l’album pour s’intéresser directement aux dessins originaux. » Ce qui, au passage, pose la question de la définition même de l’œuvre. « A l’origine, une planche était un simple document de travail, rappelle Yves ­Février, responsable de l’activité mul­timédia chez Moulinsart, ­société qui ­détient les droits d’exploitation des créations d’Hergé. C’est l’album qui constituait l’œuvre achevée, divulguée au public. Aujourd’hui, on estime que les planches et les crayonnés sont également des œuvres à part entière – et ­souvent uniques – d’Hergé. »

Patrimoine culturel
En Belgique, Gaëtan Laloy collectionne tous les objets liés à Tintin depuis la fin des ­années 60. Propriétaire, à Bruxelles, de la librairie Bédémania, qui est spécialisée en bande dessinée, vice-président de l’association Les Amis de Hergé et président de la Chambre belge des experts en bande dessinée (CBEBD), il affirme posséder entre 200 et 300 dessins originaux du maître, dont une dizaine de planches, et 420 ­albums des Aventures de Tintin. Il se souvient de ses premiers pas de collectionneur : « Au début des années 70, un crayonné se vendait 3 000 francs belges, soit environ 75 euros… C’était une somme importante pour le gamin que j’étais. Mon père avait refusé de me l’avancer ; il trouvait ridicule de dépenser autant d’argent pour des dessins de Tintin au crayon ! En 1987, j’ai acheté un crayonné 300 000 francs belges, soit l’équivalent de 7 500 euros. Quelques années plus tard, je ­déboursais 75 000 euros pour acquérir un autre original… » Aujourd’hui, le prix d’une planche de Tintin se compte en centaines de milliers d’euros. « En 1990, une double planche d’Hergé se ­négociait à 60 000 francs, soit 10 000 euros environ. ­Désormais, il faut payer 500 000 euros pour se la procurer, constate Daniel Maghen, galeriste spécialisé en bande dessinée, à Paris, et expert pour Christie’s. Cela fait une ­dizaine d’années que la cote d’Hergé s’est mise à grimper, sous ­l’influence de deux facteurs : le développement de la publicité autour des ventes aux enchères et l’évolution du profil de la clientèle. Beaucoup de passionnés de ­Tintin ont aujourd’hui les moyens de s’offrir leur madeleine de Proust. Et on a vu apparaître des acheteurs souhaitant monter une collection et tenant absolument à posséder du Hergé, quel qu’en soit le prix. Le nombre de pièces disponibles est limité, car l’essentiel appartient aux Studios Hergé. Une rareté qui représente une garantie pour les acheteurs. Toutefois, cet engouement ne concerne que Tintin, qui est sorti de l’univers de la bande dessinée pour entrer dans notre patrimoine culturel. Pour une planche de sa série Quick et Flupke, les prix sont divisés par dix. »

Une origine douteuse
Selon les estimations, le nombre de pièces d’Hergé qui passent sur le marché chaque année serait de l’ordre de deux cents, dont seulement trois ou quatre planches. C’est peu, comparé à d’autres artistes, et en même temps, cela semble beaucoup. Certes, Hergé se montrait volontiers généreux et n’hésitait pas à offrir des dessins à son entourage. « Hergé n’a jamais vendu, rappelle Gaëtan Laloy. Mais il lui est arrivé d’offrir des crayonnés. A cette époque-là, les originaux n’avaient pas de valeur. » Et ces quelques dons ne suffisent pas à expliquer l’origine de certains dessins. « Au cours des années 60, on a vu arriver une vingtaine de doubles planches du Sceptre d’Ottokar vendues en Belgique pour 3 000 francs belges l’unité, soit 75 euros, raconte Daniel Maghen. Hergé les avait ­laissées en dépôt pendant la guerre chez un dessinateur français, et la fille de celui-ci les a vendues à la mort de son père. » Au lendemain du décès d’Hergé, en 1983, une certaine confusion dans la gestion de son héritage explique des disparitions suspectes. « En 1986, à la fermeture des studios d’origine, nombre de dessins se sont volatilisés, avant de réapparaître sur le marché une dizaine d’années plus tard », confie Gaëtan Laloy.

Pendant ce temps, à Moulinsart…
Du côté des héritiers, pas question d’entrer dans le jeu du marché et de la spéculation. Les Studios Hergé, qui ont succédé, en 2006, à l’ancienne fondation Hergé, ont pour seule vocation de protéger l’œuvre de l’auteur. Fanny Rodwell, seconde épouse d’Hergé et ayant droit, s’est toujours refusée, pour des raisons morales, à se porter candidate lors de la mise en vente de dessins. « Il est délicat de racheter une pièce dont on pense être le propriétaire légitime, d’autant que l’origine n’est pas toujours claire », explique Yves ­Février. Si l’on se place du point de vue des amoureux de Tintin, on peut regretter que Moulinsart n’ait pas cherché à acquérir certaines pièces mythiques pour les exposer au musée Hergé de Louvain-la-Neuve, près de Bruxelles. Il est ainsi dommage que le dessin des célèbres pages de garde bleu foncé, qui ont fait rêver tant de générations de lecteurs, appartienne à une collection particulière. La bande dessinée en général, et Tintin en particulier, est pourtant reconnue comme une œuvre culturelle à part entière. Faut-il alors songer à mettre sur pied un dispositif ­juridique permettant à l’État belge de se porter acquéreur en priorité, afin de sauvegarder le patrimoine national ? « Il serait en effet souhaitable de sensibiliser les politiques afin qu’ils définissent un cadre plus strict pour les ventes publiques, estime Yves Février. L’objectif serait de favoriser la protection du patrimoine national en permettant un traçage des œuvres d’un grand intérêt culturel. Certains pays, comme la France, sont plus sen­sibles à ce sujet. » De son côté, Eric Leroy confirme : « Une volonté politique est indispensable. Il est anormal que les institutions publiques ne s’intéressent pas davantage à la bande dessinée. Elle est peut-être considérée comme un art encore trop neuf, mais c’est dommage, car des particuliers en profitent pour se constituer des collections impressionnantes. On pourrait aussi imaginer que des fondations privées, comme celles de Bernard Arnault ou de François Pinault, consacrent des expositions au neuvième art. » On ne sait pas ce qu’Hergé aurait pensé des sommets ­vertigineux atteints par le prix de ses dessins, lui qui portait un regard gentiment ironique sur le monde de l’art dans Tintin et l’alph-art. Si on lui avait posé la question, peut-être se serait-il contenté de répondre, à la manière de son héros dans cet ultime album resté inachevé : « Rien !… Je n’y comprends plus rien. »

Records de ventes

En avril dernier, une double planche originale du Sceptre d’Ottokar, issue de la collection du chanteur Renaud, a été acquise pour un peu plus de 1 M € lors d’une vente organisée par Artcurial, à Paris. Un mois plus tard, chez Christie’s, une illustration réalisée par les Studios Hergé, qui décorait le pavillon belge lors de l’Exposition universelle de 1967, à Montréal, a trouvé preneur pour quelque 620 000 €, soit le double de son estimation… Sur un marché de la bande dessinée qui attire de plus en plus d’investisseurs, notamment internationaux, l’univers de Tintin constitue la valeur suprême et ne cesse de battre de nouveaux records. Le 24 mai 2014, un dessin d’Hergé à l’encre de Chine illustrant les célèbres pages de garde bleu foncé caractéristiques des éditions à dos toilé, publiées de 1937 à 1958, s’est envolé chez Artcurial au prix de… 2 654 400 €. Il s’agit de la plus grosse somme jamais déboursée pour un original de bande dessinée. Jusqu’à quand ?

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