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Un environnement de travail lumineux et épuré, qui tranche avec les méthodes de travail traditionnelles et artisanales.
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The Good Business

Brancadoro, en Italie : le cœur de l’empire Tod’s

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Tout a commencé avec un simple atelier de cordonnerie. Puis le petit-fils du cordonnier a créé le Gommino. Autour de ce mocassin à picots, Diego Della Valle a construit un groupe coté en Bourse et s’est fait une place à part dans le patronat italien.

En chiffres

  • Site : les 3 bâtiments du site Brancadoro ont été conçus par Barbara Pistilli, architecte et épouse de Diego Della Valle. Le premier a été inauguré en 1998, le troisième en octobre 2015.
  • Effectif : 950 personnes travaillent sur le site. Chaque mois, les ouvriers perçoivent 100 € pour passer une soirée « ciné‑pizza ». Sur le site, ils disposent d’une cantine, d’une crèche et d’une salle de sport. Un médecin assure des consultations deux fois par semaine.
  • Production : pour sortir une centaine de nouveaux modèles par saison, le bureau de style Tod’s et l’atelier produisent environ 400 prototypes. Les modèles retenus pour l’industrialisation sont produits en tailles européennes, américaines et asiatiques, soit une cinquantaine de tailles en tout, demi-tailles comprises. Le groupe, qui fabrique également les marques Hogan et Roger Vivier, produit 2,5 M de paires de chaussures par an.
  • Picots : il y en a très précisément 133 par mocassin, quels que soient le modèle et la taille ! C’est la marque de fabrique de Tod’s.
  • Fabrication : un mocassin est composé de 40 pièces en moyenne (dessus, semelle, tige…). Sa fabrication comporte 180 étapes.
  • Énergie : 15 000 m2 de panneaux photovoltaïques installés sur les toits fournissent 15 % de l’énergie consommée sur le site.
  • Peaux : 2,8 M de m2 de peaux sont stockés dans le gigantesque entrepôt qui occupe à lui seul 6 000 m2.
  • Magasins : il existe 261 magasins en propre et 103 franchisés dans le monde.

On s’attend à sentir l’odeur du cuir, à ­entrer dans des ateliers éclairés par une lumière zénithale, à voir des chutes de peau tomber des établis, à entendre le bruit des machines à coudre… Or, après avoir remonté une longue allée encadrée de pelouses parfaites et plantée d’oliviers, nous arrivons devant un grand bâtiment de marbre blanc, tout en lignes perpendiculaires et en immenses baies vitrées… Brancadoro Uno, le premier des trois bâtiments du site Tod’s, à Casette d’Ete. Nous sommes au sud d’Ancône, dans la région des Marches, à quelques kilomètres à peine de la côte adriatique. Pas d’odeur de cuir, mais un gigantesque hall lumineux et des œuvres d’art qui donnent l’impression d’entrer dans une ­cathédrale futuriste ou un musée d’art contemporain. Ici, on joue, consciemment ou non, sur l’art du contraste : entre ce décor épuré, moderne, et la revendication d’une fabrication traditionnelle et artisanale ; entre la volonté de transparence des baies vitrées et le secret de la création, dissimulée au regard du visiteur par des murs d’affiches retraçant l’histoire du groupe ; entre l’image de philanthrope, de patron accessible à laquelle tient tant Diego Della Valle et le parcours d’un patron devenu très tôt milliardaire et aujourd’hui membre à part entière de la jet-set. A Brancadoro, qui abrite le siège du groupe Tod’s, on est bien loin de l’atelier du grand-père. Ce dernier, Filippo Della Valle, avait ouvert une échoppe de cordonnier en 1920, à Casette d’Ete. Vingt ans plus tard, son fils Dorino transforme l’atelier en une usine qui fabrique des chaussures pour différentes marques et grands magasins. Diego, le petit-fils, le rejoint pour le seconder en 1975, interrompant ses études de droit à Bologne. En 1978, à tout juste 25 ans, il s’inspire des chaussures antidérapantes des pilotes automobiles, qu’il observe à l’occasion d’une course, et crée le Gommino. Il parvient même à breveter son mocassin, mais impossible de savoir aujourd’hui sur quoi porte le brevet exactement. Après des débuts difficiles, ce mocassin à picots séduit d’abord les célébrités. La légende raconte que c’est grâce à Giovanni Agnelli que le Gommino a atteint la notoriété. Le patron de Fiat portait des Tod’s lors d’une émission de télévision. Quelques gros plans sur les chaussures et le sort en était jeté. En une décennie, le Gommino est devenu le mocassin des stars et le symbole d’un art de vivre à l’italienne. Ce mocassin a surtout porté la croissance d’un groupe qui a réalisé un chiffre d’affaires de 1,04 milliard d’euros en 2015, dont 57 % avec la seule marque Tod’s.

Un environnement de travail lumineux et épuré, qui tranche avec les méthodes de travail traditionnelles et artisanales.
Un environnement de travail lumineux et épuré, qui tranche avec les méthodes de travail traditionnelles et artisanales. Marion Gambin

Un métier manuel
C’est à Brancadoro que sont fabriqués les Gommino, à la main et en pas moins de 180 étapes. C’est ici que sont mis au point les prototypes créés par les stylistes, et toujours soumis à l’approbation de « DDV ». Il faut parfois jusqu’à dix modifications pour arriver au modèle parfait qui sera finalement industrialisé. Le Gommino est décliné en plusieurs tailles, adaptées aux différents marchés, car les Asiatiques, les Américains et les Européens n’ont pas la même morphologie ! En tout, le modèle sera fabriqué dans une cinquantaine de tailles. Les pièces découpées dans le cuir sont perforées à la main pour l’emplacement des picots et des points de couture. Les plaques de picots sont positionnées manuellement et cousues à la machine. Le dessus du mocassin, appelé l’empeigne ou la « claque », les attaches et l’éventuelle patte sont quant à elles cousues à la main. Et peu importe qu’il s’en fabrique des millions. Chez Tod’s, on ne recourt à l’automatisation que pour aider la main de l’homme à mettre en forme et à trouver la bonne tension du cuir. D’ailleurs, l’établi du grand-père fondateur, toujours exposé à l’entrée de l’atelier, rappelle à tous que le métier de chausseur est d’abord un métier manuel où seule l’expérience fait le poids. Pour perpétuer la tradition, Tod’s forme de nombreux apprentis qui assureront la relève et garantiront la pérennité de l’entreprise. Le cuir est une matière première exigeante. Chaque peau est contrôlée à 100 % : épaisseur, risque d’apparition d’un défaut, homogénéité de la couleur… Pas question que la peau d’un Gommino ne soit pas absolument parfaite ! Le contrôle qualité est aujourd’hui confié à Toni Ripani, qui a rejoint l’entreprise au début des années 70 et a travaillé avec Dorino, le père de Diego. Dans toute l’entreprise, c’est le seul, dit-on, qui tutoie Diego Della Valle et l’appelle par son prénom ! Il veille jalousement sur le local qui contient les peaux les plus précieuses (crocodile du Nil ou d’Australie, serpent, ­requin, autruche, alligator du Mississippi, python d’Indonésie…) et aussi sur l’entrepôt. Gigantesque, celui-ci abrite 2,8 millions de mètres carrés de peaux de toutes natures et couleurs. Une température de 24 °C et un taux d’humidité de 60 % assurent des conditions optimales à ce trésor, qui va être transformé en Gommino, mais aussi en sacs, en chaussures et en petite maroquinerie. Car Tod’s ne fabrique pas seulement des mocassins. Il est d’ailleurs impossible de savoir quelle est la part exacte des Gommino parmi les 2,5 millions de paires de chaussures fabriquées chaque année par le groupe.

Patron social et philanthrope
Depuis qu’il a rejoint l’entreprise familiale, Diego Della Valle l’a développée à un rythme soutenu. En 1986, il crée Hogan, une marque inspirée des chaussures de cricket, qui s’adresse à une clientèle plus jeune. La même année, il rachète Fay, une marque américaine qui fabrique des vêtements pour les pêcheurs du Maine, aux États-Unis. Il la transforme peu à peu en une marque de prêt-à-porter haut de gamme vendue essentiellement en Italie. En 2000, il devient président du groupe, qui est désormais coté en Bourse. Comme dans beaucoup d’entreprises italiennes, on aime travailler en famille. Le frère cadet, Andrea, assure la direction générale du groupe ; les bâtiments de Brancadoro ont été imaginés par l’architecte Barbara Pistilli, l’épouse de Diego Della Valle. Ce dernier poursuit les ­acquisitions, soit via le groupe Tod’s, soit via la société financière qu’il possède avec son frère. En 2003, il relance la marque Roger ­Vivier. Trois ans plus tard, il rachète la ­maison de couture Schiaparelli. Il investit dans de nombreuses sociétés : Rizzoli Corriere della Sera (RCS), Piaggio, Cinecittà, Le Monde, la société privée de trains NTV, et… la Fiorentina, l’équipe de football de Florence. Il siège même au conseil d’administration de LVMH. Mécène, il finance la restauration de la scène de la Scala et, tout récemment, celle du Colisée. Le groupe verse également 1 % de ses bénéfices à des associations caritatives. Diego Della Valle semble tenir à sa ­réputation de philanthrope et de patron social, proche de ses employés. A Brancadoro, ceux-ci disposent d’ailleurs d’une salle de sport et peuvent consulter un médecin deux fois par semaine. Chaque mois, ils reçoivent 100 euros pour s’offrir une soirée pizza et cinéma et une crèche accueille gratuitement les enfants des employés. Le paternalisme à l’italienne… Au fil du temps, Diego Della Valle s’est construit un personnage portant toujours jeans, blazer et lunettes teintées. Mais derrière le patron casual, qui se dit accessible et porte ostensiblement des petits bracelets en cuir de couleur, il y a un p-dg qui contrôle tout, de la création à la fabrication, du positionnement et de la réputation des marques à sa propre image. Une maîtrise absolue, parfaitement matérialisée par le site de Brancadoro. Bien qu’il n’y soit pas présent tous les jours, on y sent sa patte, tant dans les œuvres d’art exposées qu’il a lui-même choisies que dans les nombreux articles de journaux qui lui ont été consacrés et qui tapissent les murs des couloirs…

3 questions à Diego Della Valle

Président-directeur général de Tod’s.

The Good Life : Comment vous définissez-vous ? Manager ? mécène ? créateur ?
Diego Della Valle : J’aimerais dire que je suis artisan, mais je conçois que cela prête à rire. Alors, je dis que je suis entrepreneur !
TGL : Quelles sont vos ambitions pour le groupe Tod’s ?
D. D. V. : Ma principale ambition est de rester au top, tant en termes de qualité que d’artisanat et de ce que j’appellerais le « style italien ». A cela s’ajoutent les valeurs éthiques et morales que nous cherchons à transmettre aux employés du groupe et à tout notre environnement. Ces valeurs guident ce que nous faisons pour contribuer au développement
de notre région et de notre pays, comme la restauration du Colisée, qui vient tout juste d’être achevée. Nos bases sont solides et elles donnent au groupe de belles perspectives de développement, tant dans les produits que dans l’expansion géographique.
TGL : Tod’s pourrait susciter la convoitise des grands groupes du secteur du luxe ?
D. D. V. : Certainement ! Vu la qualité de nos produits et la réputation de nos marques, la question est légitime. Mais le groupe est coté en Bourse et contrôlé par ma famille… et il le restera ! S’il y a une chose que je souhaite pour ce groupe, c’est qu’il poursuive sur sa voie actuelle en ce qui concerne les produits que nous fabriquons, mais aussi tout le projet d’entreprise solidaire que nous portons. Je suis convaincu qu’un entrepreneur ne connaît le succès que s’il redistribue une partie de sa fortune à ceux qui en ont le plus besoin.

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