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Cartujano, Le luxe, mode ibère
L’histoire qui lie la chaussure à l’île de Majorque remonte au xixe siècle et à un homme : Antonio Fluxà. Fort d’un voyage dans l’Angleterre industrielle, celui-ci introduit la confection de chaussures sur son île natale. Un siècle plus tard, Lorenzo, son petit-fils, crée la marque Camper. L’entreprise familiale prospère et se diversifie : agence de voyages, marque de vêtements, hôtels, restaurants… Aujourd’hui, une nouvelle ligne à ce tableau déjà bien rempli est ajoutée. Portée par un autre Lorenzo Fluxà, arrière-petit-fils d’Antonio, la marque renoue avec la passion de ce dernier pour le très beau soulier.
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The Good Business

Cartujano Le luxe, mode ibère

The Good Business

L’histoire qui lie la chaussure à l’île de Majorque remonte au XIXe siècle et à un homme : Antonio Fluxà. Fort d’un voyage dans l’Angleterre industrielle, celui-ci introduit la confection de chaussures sur son île natale. Un siècle plus tard, Lorenzo, son petit-fils, crée la marque Camper. L’entreprise familiale prospère et se diversifie : agence de voyages, marque de vêtements, hôtels, restaurants… Aujourd’hui, une nouvelle ligne à ce tableau déjà bien rempli est ajoutée. Portée par un autre Lorenzo Fluxà, arrière-petit-fils d’Antonio, la marque renoue avec la passion de ce dernier pour le très beau soulier.

Rentrée 2014. Il y a du changement au 14-16, rue du Faubourg-Saint-Honoré. Là où, jusqu’à présent, Camper jouait joyeusement les trouble-fêtes dans l’enfilade convenue des magasins de luxe, sa boutique a cédé sa place à Cartujano, une marque sœur, mais une nouvelle griffe… de luxe. Cette première enseigne, ouverte dans l’une des rues les plus prestigieuses de la capitale française et dans laquelle l’ostentation est souvent la règle, pourrait laisser augurer un parcours déjà tout tracé selon les codes de l’univers du luxe. Fausse route. Le mot cartujano désigne à l’origine un cheval espagnol, proche du pur-race et élevé par des moines chartreux (cartujo, en castillan), en Andalousie, au XVe siècle. Une nouvelle marque, Cartujano ? Autre fausse route. La genèse de la griffe remonte aux années 80, avant que la famille Fluxà ne décide d’interrompre son développement pour privilégier Camper, qu’elle juge sans doute plus prometteuse, et la lance à l’international dans les années 90. Le projet Cartujano dort dans les tiroirs, le temps d’asseoir la renommée et la réputation de sa grande sœur. C’est finalement en 2014 que Lorenzo Fluxà, de la quatrième génération de cette famille de chausseurs, décide que le temps est venu de « doter l’Espagne d’une marque de mode de luxe, made in Spain ». Avec, de manière sous-jacente, le désir de rendre « hommage à la culture espagnole et au talent des artisans locaux qui, de génération en génération, ont su maintenir intacts les savoir-faire et les traditions ». En filigrane, l’objectif des Fluxà est de reprendre le flambeau du luxe espagnol sur la scène internationale en investissant la place laissée vacante par Loewe, depuis 1996, lorsque celle-ci est entrée dans le giron du groupe français LVMH. A priori, de Camper à Cartujano, il semble y avoir un monde. C’est effectivement le grand écart de la paysannerie (camper signifie « paysan » dans le dialecte catalan majorquin) à l’aristocratie. Pourtant, loin du faste et de la pompe d’un luxe qui se voudrait somptuaire et indécent, l’inspiration de Cartujano puise dans l’imaginaire d’une noblesse équestre et résolument rurale. Un milieu exigeant, fier et authentique. Cet esprit s’illustre à travers des cuirs soignés, des couleurs évoquant l’Espagne, des bleus profonds inspirés des azulejos arabo-andalous, de l’ocre rappelant la terre battue des arènes, du rouge et des camaïeux de brun. Cartujano se décline en deux collections pour hommes et femmes : Heritage reprend les modèles classiques conçus lors de la création de la marque, Contemporary explore des voies plus avant-gardistes.

Cartujano, c’est aussi de la maroquinerie fabriquée dans l’usine d’Ubrique, en Andalousie.
Cartujano, c’est aussi de la maroquinerie fabriquée dans l’usine d’Ubrique, en Andalousie. Stevens Frémont

Talents variés
La petite équipe de Cartujano se trouve au sein des bureaux Camper, sur l’île de Majorque, plus précisément dans la zone industrielle d’Inca, non loin de la capitale Palma, au milieu des amandiers et des oliviers, dans un décor presque bucolique. Dans le loft inondé de soleil s’alignent pêle-mêle des modèles de l’édition originale, des prototypes, des chutes de cuir, des échantillons de couleurs. Estitxu Echarri Balda, chef de produit de la marque qui a fait ses armes chez Camper, explique que l’équipe est certes restreinte, mais qu’il s’agit seulement de la partie visible de l’iceberg. « Pour Cartujano, nous travaillons avec énormément de personnes. Des designers free-lance de différentes nationalités, des gens de l’équipe Camper ou ­encore des artisans locaux. Nous ­essayons d’opérer une synthèse de tous ces regards portés sur la culture espagnole par des personnalités aussi diverses. Cette diversité a été essentielle. L’équipe est petite et la marque, indépendante, mais nous appartenons à un groupe à la fois grand et soudé. » La production, entièrement réalisée en Espagne, est éparpillée selon les spécialités et les savoir-faire régionaux. Les modèles pour femmes sont fabriqués dans l’usine d’Elda, dans la province d’Alicante, tandis qu’en Andalousie, l’usine d’Ubrique s’occupe de la maroquinerie, par exemple.

Les dates importantes

1877 : création de la première manufacture de chaussures espagnoles par Antonio Fluxà.
1928 : lancement de la marque de chaussures Lottusse.
1975 : création de la marque Camper.
1986 : premier lancement de Cartujano.
1992 : internationalisation de Camper avec l’ouverture de la première boutique à Paris, à Saint-Germain-des-Prés.
1993 : arrêt de Cartujano.
2014 : ouverture des boutiques Cartujano à Paris, à Londres, à Madrid et à Berlin.

Le cousu Goodyear, le must
A quelques rues des quartiers généraux se trouve l’usine Koyan – l’un des sous-traitants de la marque –, anonyme bâtisse en crépi qui abrite la confection des modèles homme et unisexe. Quelques marches puis un couloir dans lequel s’empilent des boîtes de chaussures nous mènent aux ateliers de fabrication plongés dans la pénombre. L’usine est scindée en deux parties avec, à gauche, les femmes à la couture et, au fond, les hommes à la coupe et à l’assemblage. Première étape de la confection : des hommes découpent manuellement le cuir. Une chaussure nécessite une trentaine de pièces. Les morceaux sont ensuite envoyés dans un atelier dans lequel les femmes, attablées en rangs deux par deux, vont leur donner vie. Celles-ci cousent, ­collent, poinçonnent, trouent et donnent forme aux détails. Une fois le dessus – la tige – fusionné, la chaussure retourne chez les hommes pour l’assemblage avec la semelle et pour le moulage. Tout est fait pour que les produits soient d’une résistance à toute épreuve. En témoigne l’utilisation du cousu Goodyear, une triple couture de la semelle considérée par les spécialistes comme le must de la confection. En tout, près de 200 opérations manuelles sont réalisées pour garantir confort et longévité. L’assemblage est ainsi l’occasion de constants mouvements de va-et-vient dans un désordre apparent qu’aucune logique ne semble pouvoir appréhender. Dans ce chaos organisé, seuls les plus aguerris et les initiés peuvent s’y retrouver. Ce qui n’empêche en rien une atmosphère de travail des plus sérieuses. Chacun est tout à sa tâche, quand bien même celle-ci est unique, répétée à l’infini, comme une réminiscence d’un fordisme désuet. Ici, l’apprentissage se fait auprès des plus expérimentés, qui assurent la transmission des savoirs et des traditions. Dans la salle principale, les hommes manient d’imposantes machines dans une bruyante cacophonie. Seule filtre parfois la musique d’une radio locale crachée par l’énorme radiocassette caché au fond de la salle de couture. Les parfums qui affluent dans le capharnaüm de l’usine nous rappellent que le luxe a aussi une odeur. Celle du cuir, incontestablement, mais également celle de la poussière, de la colle, de la teinture, du vernis et du cirage. Une fois mises en forme et leur confection parachevée, les chaussures retournent entre les mains des femmes qui s’occupent de les cirer consciencieusement avant une dernière étape, celle de la mise en boîte. Dans l’usine Koyan, une quarantaine de personnes s’activent à réaliser 150 paires de chaussures par jour, quand les procédés de fabrication conventionnels permette d’en produire 60 fois plus. La réactivation de Cartujano aurait pu signer l’arrivée d’une énième marque de luxe, d’emblée condamnée à errer dans les méandres d’un marché déjà hautement compétitif. Un marché dans lequel la survie de marques soumises à une cadence effrénée ne relève souvent que de la seule habileté du discours marketing et de campagnes publicitaires destinées à faire fantasmer des consommateurs avides de nouveautés. « Des chaussures à la qualité irréprochable dont le cuir vieillira tant et si bien au fil des années qu’elles seront ­encore plus belles qu’au début. » Cette promesse de Lorenzo Fluxà laisse penser qu’avec Cartujano, le luxe tente de se doter d’une nouvelle définition. Pas d’offensives communicationnelles, mais la conviction que le produit se suffit à lui-même.

4 questions à Lorenzo Fluxà

Président de Cartujano

Cartujano, Le luxe, mode ibère

The Good Life : Pourquoi était-ce important de développer une marque de luxe ?
Lorenzo Fluxà : Aujourd’hui, des sacs jusqu’aux chaussures, les meilleurs produits du monde sont fabriqués en Espagne. Nous avons encore ici beaucoup d’artisanat et de personnes qui savent travailler le cuir jusque dans le détail. Ce savoir-faire a été transmis de génération en génération, mais n’était plus représenté par une marque espagnole de luxe. Et c’était vraiment dommage. Nous y avons vu une occasion de relancer Cartujano. C’est une marque qui incarne cette fierté espagnole. Nous savons différencier le bon cuir du mauvais. L’univers du luxe est dans nos gènes. Nous croyons à l’excellence, à la qualité et aux produits premium. C’est aussi une manière de préserver les traditions artisanales locales.
TGL : Quelles sont les caractéristiques des chaussures Cartujano ?
L. F. : Je pense qu’elles ont une personnalité forte et unique. Notre but est de faire en sorte que les chaussures Cartujano soient reconnaissables. Nous utilisons des cuirs de qualité en collaboration avec une dizaine des meilleures tanneries du monde. Nous avons le matériau, la technique, le design et le savoir-faire pour aboutir à des produits et à des collections uniques et authentiques. Notre approche s’adresse aux citadins qui recherchent le luxe et la qualité, qui savent reconnaître la valeur du travail derrière ces pièces et qui apprécient leur histoire. C’est une marque intemporelle avec des chaussures faites pour durer. Ce point est essentiel, car il constitue la manière la plus honnête de faire les choses à l’égard des consommateurs comme de la planète.
TGL : Comment travaillez-vous avec les artisans locaux ?
L. F. : Ces gens font partie intégrante de l’équipe, ce ne sont pas seulement des fournisseurs. Avant de commencer à travailler, nous avons longuement discuté du projet avec eux, de ce que nous voulions faire et de comment nous voulions le bâtir. Et ils ont tous été très enthousiastes. Cette volonté a été l’une des clés de voûte du développement de notre marque. Les artisans étaient très fiers de nous aider, de faire quelque chose de bien pour eux-mêmes, mais aussi pour la tradition espagnole du cuir et de la belle chaussure. Ce sont des gens passionnés qui travaillent dur. Et nous partageons ces valeurs.
TGL : Quelle est votre ambition pour Cartujano ?
L. F. : En faire une marque que tout le monde aura en tête en évoquant l’Espagne, la qualité et le luxe. C’est un bon objectif, mais qui ne tourne pas non plus à l’obsession. Nous aimons travailler dur et nous verrons bien où cela nous mène ! Je pense que nous avons besoin d’une marque qui offre des produits de très bonne qualité, à l’identité forte, et qui soit reconnue dans le monde, non pas tant en termes de taille et de volume, mais de prestige.

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