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Sam Pitroda
Sam Pitroda.
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The Good Business

Sam Pitroda : gourou d’une Inde moderne

The Good Business

Tout le monde le connaît en Inde. Conseiller particulier de la famille Gandhi durant trente ans, ce scientifique hors pair, aujourd’hui installé à Chicago, a véritablement révolutionné les télécoms dans son pays d’origine. Il est l’inventeur, notamment, de l’agenda et du porte‐monnaie électroniques.

Parcours

1942 : naissance à Titlagarh, Odisha (Inde).
1963 : master en physique et électronique à l’université de Vadodara et installation à Chicago, où il décroche un master en ingénierie électrique à l’Institut de technologie de l’Illinois.
1966 : recruté par la compagnie de téléphone GTE, à Chicago.
1974 : rejoint le fabricant de microprocesseurs Wescom Switching, chez qui il invente l’agenda électronique.
1984 : rentre en Inde comme conseiller télécoms du Premier ministre Rajiv Gandhi.
1991 : repart aux États-Unis.
1996 : lance C-Sam, entreprise spécialisée dans les paiements mobiles sécurisés.
2004 : retourne en Inde pour présider la National Knowledge Commission.
2010 : nommé président du Conseil national de l’innovation indien.
2014 : regagne Chicago.

C’est bien la première fois, en trente ans, que l’Inde va se passer de ses services pour innover à grande échelle. Satyanarayan Gangaram Pitroda, 72 ans, est une victime collatérale de l’alternance politique survenue à Delhi au printemps 2014. Quelques jours après l’avènement électoral du parti nationaliste hindou, celui que tout le monde appelle Sam a été aimablement invité à abandonner la présidence du Conseil national de l’innovation (NIC) qu’il occupait depuis quatre ans, en raison de sa trop grande proximité avec la famille Gandhi, laquelle venait de subir une déroute dans les urnes. C’est donc sans lui que le nouveau Premier ministre, Narendra Modi, a lancé, voilà quelques semaines, un vaste plan numérique de 15 milliards d’euros visant à faire basculer sur Internet l’ensemble de l’administration de la plus grande démocratie du monde. Qu’importent les aléas de la politique, la communauté scientifique mondiale sait ce qu’elle doit à cet homme d’exception. Et combien tout ce qui est en train de se produire en Inde aurait été impossible sans lui. Du reste, l’homme aux cent brevets n’a sûrement pas dit son dernier mot. Il voit en Modi « un excellent communicant », mais déplore que celui‐ci prenne des décisions aussi rapides qu’idéologiques, sans faire appel aux experts. « Ce n’est pas ainsi qu’on construit une nation, confie‐t‐il. Je souhaite néanmoins bonne chance à Modi, car il y a trop de gens dans le besoin en Inde. » En attendant qu’un nouveau coup du destin le propulse pour la énième fois sur le devant de la scène indienne, Sam est retourné vivre à Chicago. Là où, jeune marié, il démarra sa carrière après avoir obtenu un master en ingénierie électrique, à l’Institut de technologie de l’Illinois. Clin d’œil de l’histoire : c’est à l’université de Vadodara, dans l’État du Gujarat, qu’il avait décroché en 1963 son premier diplôme, un master en physique et en électronique. Or, Vadodara est l’une des deux circonscriptions où
Narendra Modi a été élu député l’an dernier…

Génie de la communication
Il est presque impossible d’énumérer tout ce qui est sorti du cerveau de Sam Pitroda en un demi‐siècle. « Génie de la communication », « père de la révolution des télécoms », « franc‐tireur »… La presse et la littérature indiennes sont dithyrambiques à l’égard de l’ingénieur, devenu, au fil du temps, entrepreneur et économiste. Il est le premier à avoir introduit un microprocesseur dans un téléphone, une idée qui lui a permis d’inventer l’agenda électronique. C’était en 1975, trente ans avant l’apparition des premiers smartphones… Il est également le premier à avoir employé le système binaire au lieu du système décimal dans les cartes des jeux vidéo, ce qui le rendra célèbre dès 1983. Il a alors à peine plus de quarante ans. C’est lui encore qui imagina, peu de temps après, le Public Call Office, un réseau de cabines téléphoniques jaunes qui allaient fleurir dans les campagnes indiennes sous l’égide de l’opérateur de téléphonie public BSNL, pour rendre le prix des communications enfin abordable. Lui encore à qui revient la paternité du porte‐monnaie électronique, lequel, dit‐il, « va changer la conception que l’on se fait de l’argent depuis six mille ans ». Un commentaire qui en dit long sur l’estime de soi de ce personnage exceptionnel, qui eut droit à la publication d’une biographie de trois cents pages dès ses 50 ans. Sous sa longue chevelure blanche mise en valeur par un bouc à la française resté brun, Sam Pitroda croit dur comme fer au service public et se montre volontiers utopiste. Ainsi s’insurge‐t‐il contre « les meilleurs cerveaux du monde qui passent leur temps à résoudre les problèmes des riches », comme il l’a expliqué, l’an dernier, lors d’un passage à Paris pour une réunion du think‐tank consacré aux modèles de développements futurs qu’il a fondé avec l’ancien ministre des Affaires étrangères, Hubert Védrine. Il trouve que la technologie est un outil formidable, mais un outil seulement, souvent incapable d’apporter des solutions aux drames de la pauvreté, de la faim ou du terrorisme. Il estime que c’est grâce à la démocratisation de l’information, son grand dada, que les citoyens pourront « se saisir du pouvoir » et « reprendre leur destin en main ».

Au printemps dernier, quinze personnalités internationales se sont retrouvées pour réfléchir aux modèles de développement futurs, dont Sam Pitroda (1er rang, 2e en partant de la gauche) et Fleur Pellerin, alors ministre déléguée chargée des PME, de l’innovation et de l’économie numérique.
Au printemps dernier, quinze personnalités internationales se sont retrouvées pour réfléchir aux modèles de développement futurs, dont Sam Pitroda (1er rang, 2e en partant de la gauche) et Fleur Pellerin, alors ministre déléguée chargée des PME, de l’innovation et de l’économie numérique. DR

Un côté mahatma Gandhi
Lui qui a été fait docteur honoris causa une bonne quinzaine de fois sur tous les continents a cherché – et trouvé – des solutions pour améliorer l’accès à l’eau potable de ses concitoyens ou pour construire des abris aux sans‐logis. C’est son côté mahatma Gandhi, dans la marmite duquel il est tombé quand il était encore tout petit. Né en mai 1942 dans l’État de l’Odisha, au bord du golfe du Bengale, Sam est le troisième d’une fratrie de sept enfants. Ses parents étaient de fervents disciples de l’apôtre de la non‐violence. Ils étaient originaires du Gujarat, où Gandhi est né, a grandi et a engagé sa lutte pour l’indépendance de l’Inde. Dès son plus jeune âge, Sam est envoyé là‐bas, accompagné de l’un de ses frères, pour s’imprégner des enseignements dispensés autour de l’ashram d’Ahmedabad, sur la rive ouest du fleuve Sabarmati. Gandhi devient son héros et le restera pour toujours. « Vivre dans la simplicité, la vérité et l’amour inconditionnel, ne jamais se mettre en colère, ne pas avoir d’ennemis… La pensée de Gandhi est simple, et j’aimerais que les gens la redécouvrent aujourd’hui », explique‐t‐il, un rien désabusé. Durant ses années d’études dans l’Illinois, Sam retrouvait sa bande de copains tous les dimanches matin pour des discussions très sérieuses sur la guerre au Vietnam ou sur la pauvreté dans les pays du tiers monde. Quand il y repense, il s’avoue déçu par la jeune génération.
« La jeunesse indienne est obsédée par les matchs de cricket, les films de Bollywood et les potins mondains. Il lui manque quelque chose. D’une manière générale, les jeunes se cherchent, ils ne savent pas ce qu’ils veulent faire de leur vie et n’arrivent pas à imaginer à quoi ressemblera leur avenir. Je trouve ça préoccupant. » Sam, lui, a toujours maîtrisé sa destinée. Ce fut le cas en 1974, lorsqu’il prit les rênes de Wescom Switching, un fabricant américain de systèmes de communication numérique qui lui permit de commercialiser ses premiers microprocesseurs. Ce fut aussi le cas en 1993, quand il mit sur pied une fondation militante pour la revitalisation des traditions médicales locales, à Bangalore. Ou encore en 1996, quand il créa C‐Sam, une entreprise spécialisée dans les paiements mobiles sécurisés. Si son parcours est ponctué de longs allers‐retours entre Chicago et Delhi, c’est qu’il a également su saisir les perches qu’on lui a tendues. En l’occurrence, celles de la dynastie Gandhi – qui n’a de commun avec le mahatma que le nom. Pour cela, il renoncera même au passeport américain qu’il avait fini par obtenir. C’est Indira Gandhi qui, la première, l’appelle à ses côtés en 1984. Elle sera assassinée avant même que Sam fasse ses valises, mais son fils, Rajiv, insiste pour qu’il vienne à Delhi. Le jeune Premier ministre de l’Inde fait de lui son conseiller en télécoms. Sam monte alors le Centre for Development of Telematics (C‐DOT) et se voit confier la présidence de la commission des télécoms de l’Inde, prémices de l’arrivée des téléphones portables – dont le nombre d’abonnés dans le pays approche aujourd’hui le milliard. Le jour où Rajiv Gandhi est assassiné à son tour, en 1991, Sam décide de repartir vivre au bord du lac Michigan.
En 2004, la gauche revient au pouvoir à Delhi, et c’est Manmohan Singh qui le rappelle. Premier ministre fantoche cornaqué par Sonia Gandhi, la veuve de Rajiv, il nomme Sam  Pitroda président de la vénérable National Knowledge Commission. Un poste très en vue, qui permet à l’intéressé de jouir du statut de ministre et de se transformer en sherpa pour tout ce qui touche à l’éducation, la recherche et l’innovation. Cela le conduira à mettre en place le Conseil national de l’innovation, une instance réunissant les grosses têtes de l’Inde, qu’il présidera jusqu’en 2014, avant de repartir aux États‐Unis. Là-bas, il conseille maintenant des entreprises, dirige cinq associations à but non lucratif et écrit cinq livres en même temps. Sam Pitroda est insatiable. Et insaisissable.

La biographie de Sam Pitroda par Mayank Chhaya, aux éditions Konark (1992). Un best-seller en inde.
La biographie de Sam Pitroda par Mayank Chhaya, aux éditions Konark (1992). Un best-seller en inde. DR

 

« The March of Mobile Money : the Future of Lifestyle Management », Sam Pitroda et Mehul Desai, éditions Harper Collins India (2010).
« The March of Mobile Money : the Future of Lifestyle Management », Sam Pitroda et Mehul Desai, éditions Harper Collins India (2010). DR
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